Elle le trouva un matin. Ignacio était mort dans son sommeil. Raide comme la justice, comme on disait. L’ancêtre avait bien vécu. Quarante ans à naviguer sur l’eau, vingt-cinq à flotter sur l’alcool. Il n’était plus le même depuis des années. Depuis qu’il ne naviguait plus, en fait.
Antonina Malavita, sa fille, ne perdit pas de temps à pleurer. Elle accusa le coup, bien sûr. Mais la patronne du “Joyeux drille” en avait vu d’autres. A cinquante ans, la forte matronne avait tout connu. Son père, marin au long cours, ne gagnait pas grand chose, et n’était jamais là. Sa mère était une prostituée de bas étage, et Antonina ne pouvait que suivre la tradition familiale. Elle avait ouvert ses cuisses à plus d’un matelot de passage, avant de taper dans l’oeil d’un capitaine, qui lui avait offert de très jolis cadeaux. Lorsque la patronne du “Joyeux drille” était morte, aucune des filles ne disposait d’un pécule suffisant pour reprendre l’affaire. Sauf elle. Fini les hommes avinés, le corps sali et utilisé. Les astuces de femme afin d’éviter les grossesses… quitte à en crever, comme certaines de ses amies. Des maladies, des gosses, et une vieillesse prématurée.
Le capitaine s’était barré, bien sûr, dès qu’il avait su qu’un bébé s’était accroché à l’intérieur de son ventre, et refusait d’être délogé comme d’habitude. Bref, Antonina avait accouché d’une fille et quelques années plus tard, se trouvait tenancière d’un bordel.
C’est à ce moment-là qu’Ignacio, son père, avait retrouvé le chemin de la maison. Elle aurait pu lui claquer la porte au nez. Et s’en était sentie incapable.
Ignacio se tenait devant la porte, le galure à la main. Les cheveux blanchis par l’âge et le sel, la peau parcheminée, et un coffre abîmé derrière lui. Déjà, il avait les yeux vitreux. Antonina l’avait reconnu tout de suite, même si elle ne l’avait pas vu depuis des années. Son père. Et elle l’avait hébergé, pendant des années. Jusqu’à ce moment : un corps froid, sur un lit d’une chambrette d’un bordel.
Il lui semblait enfin paisible. Une partie d’elle s’en trouvait soulagée. Le vieillard lui coûtait plus qu’autre chose, à liquider sa cave soir après soir. Il amusait les clients, certes, avec ses vieilles histoires. Mais tout de même… et puis, au pire, elle pourrait louer la chambrette.
Un rictus désespéré traversa son visage. Non, Antonina ne se montrerait pas cynique. Il était le dernier lien avec son enfance, et il était parti. Malgré ses longs mois d’absence, il ramenait toujours un petit cadeau et avait tenu à ce qu’elle reçoive de l’instruction. Il ne se rendait pas compte que sa mère dépensait l’argent qu’il laissait simplement pour trouver à manger, entre deux passes minables. Le seule instruction d’Antonina avait été l’école de la rue, celle des sales coups, des escrocs et des beaux-parleurs.
Les visites s’espacèrent au fil des ans. Lorsque Valentina, sa fille, était venue au monde, Ignacio avait pleuré d’émotion. Il voulait épargner à cette petite une vie de misère. Un gros coup se préparait, il devait partir, mais à son retour, il serait riche, promis. Et il était parti. Pendant des années… au point qu’elle l’avait cru mort.
Maintenant, il l’était vraiment, aucun doute là dessus. Antonina soupira et écrasa une larme. Elle ne comptait pas en verser une autre. La tenancière appela une des prostituées et l’envoya quérir un médecin et un notaire, qu’ils puissent constater le décès et remplir la paperasse à sa place. Et de faire venir Valentina au passage.
Sa fille déboula, le visage ensommeillé, et se figea sur le seuil de la chambrette.
-Papy est mort ?
-Ouais.
Valentina, vingt-cinq ans, pute, elle aussi. Dynastie familiale. Une des plus demandée, mais une des plus exigeantes aussi. Elle profitait de sa jeunesse, de sa beauté, de sa longue chevelure brune, afin d’affoler les sens. Douée, les hommes la réclamaient, mais elle faisait grimper les prix comme personne. Antonina rêvait d’un autre destin pour sa fille, mais Ignacio n’avait jamais ramené de fortune, à peine un coffre à moitié défoncé. Il faudrait jeter ces vieilleries, maintenant.
Un sanglot la secoua, et sa fille la serra dans ses bras. Elle adorait son grand-père et ses larmes chaudes se mêlèrent aux siennes.
-Il a pas eu la vie facile, hein, dit la plus jeune.
-Oh que non. Il a trimé sur des bateaux toute sa vie pour une paie de misère, mais il aimait ça. Il ne tenait pas en place… Voir le monde, c’était tout ce qui comptait. Mais depuis “La Belle ardoise”, il était plus pareil, confirma la mère.
-Son histoire de Tours blanches, c’était du flan non ?
-Qui sait…
Antonina s’assit au pied du lit, et se prit la tête à deux mains. Valentina se moucha, s’essuya les yeux et s’installa à côté d’elle, la tête sur son épaule.
-Tu te souviens de sa façon de faire… raconter ses histoires et glisser toujours un nom d’alcool, ou une allusion, et toujours se faire payer un coup. Un paquet de gars se sont fait rincer avec ça !
Antonina sourit. Oui, elle se souvenait… Tant de douleur chez son père, qu’il ne parvenait à repousser qu’en s’abrutissant. Elle avait bien essayé de le maintenir sobre, mais il souffrait tant…
-Je me suis toujours demandé ce qu’il y avait dans ce coffre.
-Moi aussi, répondit la mère.
-On regarde ?
Ma foi… le vieux ne pouvait plus rien dire. Il en poussait, des cris, si quelqu’un s’approchait de son coffre. Il ne retrouvait sa lucidité, sa flamme, que dans ces moments-là.
Les deux femmes se penchèrent ensemble sur la malle. Le bois usé, le métal à moitié rouillé, témoignaient d’une vie de voyages et de catastrophes. Il en avait vécu de belles, ce coffre. A un endroit, une fente semblait même indiquer un coup de hache. Quelle vie son père avait-il du vivre!
Le coffre était fermé à clé, mais Antonina savait où elle se situait. Elle se leva et approcha du corps de son père. Elle hésita, avec le sentiment de trahir le vieil homme. Après une grande inspiration, elle osa soulever la chemise et saisit un collier qui retenait une clé imposante. Elle fit passer l’ensemble au dessus-de la tête du cadavre, non sans réticence. Ses mains tremblaient. Elle avait l’impression de le tuer une seconde fois.
-Tu veux pas qu’on attende le notaire plutôt ?
Sa fille avait raison. Antonina reposa la clé, et se rassit à côté de sa fille.
Fort heureusement, le toubib et le notaire arrivèrent quelques minutes plus tard, guidée par une des pensionnaires. Le premier constata le décès, le second rédigea les documents officiels, installé sur la table branlante qui occupait un coin de la pièce. Les formalités accomplies, le notaire tira de sa sacoche un rouleau de parchemin.
-Monsieur Ignacio Malavita vous avait laissé une lettre, à vous remettre à son décès. Condoléances à vous deux, je jetterai l’olivier et le sel en sa mémoire.
Le rouleau à la main, la tenancière du bordel remercia d’une voix blanche et, lorsque les deux hommes furent partis, eut besoin de l’aide de sa fille pour s’asseoir sur le bord du lit. Des hommes viendraient bientôt chercher le cadavre et l’offrir à l’océan, selon la coutume des marins.
-Lis-le, ma fille, je vois mal.
Valentina rompit le cachet du notaire et déroula le papier. Elle commença à lire, avec effort, tant l’écriture en pattes de mouche lui était pénible.
Ma fille, ma petite-fille,
Je n’ai pas été un bon père, ni un bon grand-père. Je ne suis qu’un poivrot qui a passé sa vie en mer, pour fuir ses responsabilités. Je n’ai pas gagné grand chose dans la vie, si ce n’est deux femmes aimantes, qui m’ont sauvé la vie sur mes vieux jours. Je ne demande qu’à rejoindre la Dame dans l’océan, et un peu d’olivier et de sel à la fête des morts.
Le voyage de la Belle ardoise… Il a changé ma vie. Les Tours blanches, je les ai vraiment vues, et Olsen a tout planqué. Les journaux de bord, les cartes, les routiers, tout. Ils cherchent un passage vers cette ville inconnue. Mais avant de quitter le bord, avec Tomas, mon frère de bord… Il a perdu un oeil et gagné une balafre, mais il n’a pas perdu son coeur… On a détourné une carte. On l’a coupée en deux, un bout chacun. Vous en trouverez un bout dans le coffre, avec mes journaux de voyage. Je savais pas écrire, mais j’ai dessiné un peu, et payé des écrivains publics pour rapporter mes voyages.
Je sais pas trop si vous savez lire, les filles, mais apprenez, lisez-les, et souvenez-vous de moi.
Et si vous avez autant la bougeotte que moi… trouvez Tomas Dvorak, à Stralsund, s’il est encore vivant. Il a l’autre bout de carte. S’il a pas d’héritier, vous aurez une carte complète. La route vers les Tours blanches existe, j’en suis sûr! Pas un mot aux Olsen. Ils savent tout. Ils vous dépouilleront s’ils savent que vous savez.
Je vous aime,
Ignacio Malavoita, sain de corps et d’esprit, en présence du notaire Malik Bentayeb.
Incrédule, Antonina reprit la clé et déverrouilla le coffre. Une dizaine de petits carnets enveloppés dans des tissus huilés attendaient là, au milieu de chemises trouées et de pantalons élimés. Le vieux bonnet de marin de son père la regardait, orphelin. Quelques bricoles, comme une chopine, un peigne d’os, un couteau émoussé, une couverture… Des vestiges d’une vie à bord, misérable. Tout au fond, les deux femmes dénichèrent une boite de bois sculpté, qui représentait des vagues et de grandes colonnes qui en émergeaient. Sans doute les fameuses tours. A l’intérieur, dans une bourse de cuir, elles trouvèrent un petit rouleau de parchemin, déchiré. La moitié de la carte évoquée dans le testament. Elles y reconnurent des îles et des côtes, mais le morceau manquant compliquait la tâche.
Le souffle coupée, la mère maquerelle ne parvint pas à retenir ses émotions.
-Il a vraiment vu les Tours blanches, maman ! s’extasia Valentina.
Cela ne prouvait rien… C’est ce que pensait Antonina, alors même que son instinct lui hurlait le contraire. Peut-être avait-elle envie d’y croire, d’y voir un rêve d’une vie, si éloigné de son quotidien terne.
-Tu te souviens, la femme qui est venue une fois… La grande dame à l’air sévère, l’historienne… Faut lui montrer tout ça, maman. Elle paierait cher pour tout ça, assura Valentina.
-C’est notre héritage chérie, je ne laisserai pas n’importe qui y toucher.
-Tu veux faire quoi ? Monter à Stralsund, chercher un vieux à l’oeil crevé et avec une balafre, nommé Tomas Dvorak, sans doute mort depuis des lustres, et le convaincre de nous donner le bout de carte ? Acheter un bateau, un équipage ? Partir vers l’inconnu ? On est des putes, maman !
Elle le savait. Tout était vrai dans cette tirade, mais cela n’en faisait pas moins mal. Son père avait du lui transmettre une flamme, celle du voyage vers un ailleurs inaccessible.
-Je sais tout ça… mais… c’est tout ce qui me reste de lui.
Valentina se lova contre sa mère, le regard plongé sur le contenu du coffret.
-Oui… la Dame sait que ça m’intrigue. Il est revenu il y a quinze ans. J’avais dix ans, et tous les jours, j’entendais ses histoires de marins, ses voyages lointains, et il finissait toujours par les Tours Blanches. J’ai rêvé pendant des années que j’étais capitaine d’un navire et que j’allais là-bas…
-Je suis trop vieille pour ce voyage, Valentina. Pas toi. C’est pas une vie que je t’offre, ici.
Elle avait vu la flamme dans l’oeil de sa fille, la même que celle d’Ignacio lorsqu’il était lucide et qu’il racontait ses souvenirs. L’appel de l’inconnu l’avait mordue.
Le corps du vieux marin fut emmené et transporté. Antonina et Valentina payèrent un capitaine, afin de jeter le corps à la mer, avec le sel et l’olivier, sous la protection de la Dame. Antonina rentra en chaloupe vers Sirân. Valentina, nantie d’une vieille malle abîmée par un coup de hache, protégée par une capeline la dissimulant aux regards, et d’une bourse garnie des économies du “Joyeux drille”, prenait la mer. Stralsund l’attendait, à la recherche de Tomas Dvorak, ou d’une historienne nommée Amani. La vieille clé pesait autour de son cou. Et, cousu dans la doublure de sa chemise, un petit sac en tissu contenant la moitié d’une carte changerait peut-être sa vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire