La nuit était tombée depuis une bonne heure sur Stralsund. La ville ne dormait pas, cependant. La touffeur de l’été pesait, et poussait les habitants à investir les places dotées d’une fontaine. Les voisins s’y rejoignaient, les bambins pataugeaient afin de se rafraîchir. Les hommes et femmes, épuisés par leurs journées de travail, installaient des tables sur des tréteaux et dînaient en plein air. Pas question de s’entasser dans des logis étroits et étouffants. La convivialité régnait, et des mets de toutes origines se partageaient dans la bonne humeur.
C’est ce que Barbara aimait dans sa rue du quartier des Pêcheurs. Pour une fois, elle ne participerait pas à ces agapes. Elle était invitée par Bertrand Delestre, archiviste en chef du quartier de l’Académie, à rencontrer quelques uns de ses amis.
Ils vivaient une relation amoureuse depuis quelques semaines, et rien n’aurait pu être plus parfait. Ils partageaient des jours studieux dans le bâtiment des Archives, à compulser des registres aux écritures illisibles, à discuter de théories et de légendes. Et les nuits… étaient tout à fait satisfaisantes, quoi que pas assez nombreuses à son goût.
L’affaire qui les occupaient, et à laquelle ils devaient leur rencontre, concernait trois navires jadiens suspects. Ils avaient retrouvé leur traces dans un étrange voyage triangulaire entre Stralsund, l’île de Jade et Sirân, le comptoir du continent sud. En soi, ce trajet n’avait rien de suspect, si ce n’étaient des escales incongrues sur des îlots peu fréquentés et légèrement hors des routes habituelles. Le travail suivant consistait à pister les rôles d’équipage et de tenter d’identifier les capitaines et les marins. Des heures d’études…
Comme si cela ne suffisait pas, le capitaine Henrik lui avait confié une autre enquête, toute aussi urgente. Une femme avait disparu dans le quartier de l’Académie. Une simple ouvrière travaillant chez un maître teinturier. Ce qui intriguait son chef, c’était la présence d’une teinturerie dans ce quartier, et surtout le message mystérieux adressé par cette femme au capitaine, message déniché par un collègue.
Barbara était donc chargée d’étudier les archives du guet des Marchands, afin de repérer d’éventuelles disparitions similaires. Et lorsque l’on savait que ce quartier avait été tenu en coupe réglée par le capitaine De Jong, un assassin dangereux, la mission n’était pas simple.
En attendant, elle avait quitté son petit logement en soupente pour une soirée chez les amis de Bertrand. Pas question d’y aller en uniforme : elle s’était sentie obligée d’investir dans une jolie robe, des boucles d’oreilles toutes simples, assorties au pendentif offert par son amant : une chaînette dorée qui soutenait un bijou figurant une plume, sertie d’une perle de verre coloré en bleu. Ce n’était pas grand chose, mais elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux et chérissait ce cadeau comme peu de choses dans sa vie.
Bertrand avait loué un petit coche tiré par un seul cheval : l’enquête au sujet des femmes disparues l’inquiétait. Il avait peur qu’elle se déplace seule en ville. De plus, les pavés du quartier des Pêcheurs, crasseux, auraient risqué de salir sa belle tenue.
L’archiviste était donc stationné sur la placette la plus proche, souriant mais nerveux. Il l’accueillit avec un baiser passionné et l’aida à grimper sur le banc du coche.
-Tu verras, ce sont des gens passionnants ! expliqua-t-il.
Ils traversèrent la ville, serrés l’un contre l’autre. Barbara savourait cet instant, le parfum de l’homme qu’elle aimait et sa voix douce.
-Nous serons sept ce soir. Mes amis font tous partie des milieux intellectuels du quartier. Imprimeur, cartographe, historien… des chercheurs qui ont voué leur vie à un mystère excitant. Mais je te laisse la surprise !
La traversée de la cité fut sans histoire, en dépit d’un petit encombrement à la traversée du pont. Mais c’était plutôt habituel, tant l’activité ne cessait jamais aux abords du port.
Delestre la guida vers une taverne située aux abords de l’université et dénommée “L’optimiste curieux”. Un titre étonnant, et plus encore l’enseigne métallique qui représentait une loupe surmontant un livre.
L’intérieur, chaleureux, révélait un lieu intimiste. Des tentures rouges encadraient des étagères de livres. Au centre, des tables pour deux, pour quatre ou pour huit. Les convives avaient investi la plupart des emplacements et un joyeux brouhaha rendaient la salle vivante, éclairée par des chandeliers qui diffusaient une lumière tamisée.
Manifestement, l’archiviste connaissait les lieux comme sa poche. Il esquiva quelques habitués, n’échangeant que de courtes banalités, et, la main de Barbara dans la sienne, se dirigea vers l’arrière salle. Une ouverture camouflée par un rideau épais menait vers un salon plus calme où une grande table ronde trônait au centre de la pièce. Le long des murs, des livres, et une grande carte encadrée. Barbara y reconnut le continent de Stralsund, les îles du sud, et la partie du continent sud. Mais cette carte avait quelque chose de curieux. Elle était bien plus large que les représentations qu’elle connaissait, et était constellée de traits et de points d’interrogation à l’est comme à l’ouest.
Bertrand n’avait pas manqué son coup d’oeil à ce curieux tableau.
-Et voila notre petite marotte ! Voici la bande au complet.
La jeune femme détacha son attention, gênée d’avoir négligé les femmes et hommes présents. Elle rougit et commença à serrer ses mains, avant de tenter de combattre cette mauvaise habitude.
-Bonjour… souffla-t-elle d’une voix timide. Elle se serait giflée.
Elle compta trois hommes et deux femmes. Delestre lui désigna Paul, un sexagénaire dégarni aux sourcils broussailleux ; Anna, une femme plantureuse aux cheveux courts ; Rodrigo, qu’une paire de lunettes aux verres épais faisait ressembler à une taupe ; Wuang, qui se disait originaire des Triades, petit, râblé et à la peau cuivrée ; et enfin Amani, une femme de haute taille, maigre, à l’air sévère, qui impressionna tout de suite Barbara.
-Nous sommes des chercheurs. Les amis, voici Barbara… la femme qui partage ma vie, et qui me freine dans mes recherches, s’amusa Bertrand.
Barbara ne savait pas trop comment prendre ce trait d’humour. Une partie d’elle sourit, mais une autre partie se montra jalouse : elle n’avait pas vraiment son amant pour elle seule, semblait-il.
Tous s’installèrent et entamèrent des discussions sans lui prêter la moindre attention. Des boissons apparurent, ainsi qu’une assiette de tranches de pain accompagnées de houmous et de tapenades. Elle se demanda bien ce qu’elle faisait là, aussi picora-t-elle en attendant qu’on lui explique.
-Nous sommes des chercheurs, répéta Bertrand. Nous cherchons la clé du mystère de ce monde : la Cité blanche !
-Mais… c’est un conte pour enfants, s’étonna la jeune femme.
-Pas du tout ! Enfin, c’est ce dont nous sommes certains et que nous cherchons à prouver, contra Rodrigo.
Les savants expliquèrent que les sources ne manquaient pas au sujet d’une ville aux tours blanches, perdue au milieu de la mer. Des savants antiques la situaient au large de Kern, loin à l’Est. D’autres évoquaient des créatures légendaires loin à l’Ouest. On la situait au nord-est, au delà des Triades, ou le long du continent sud. Bref, personne ne semblait savoir.
-La difficulté réside dans l’authenticité des sources. Elles sont lacunaires, noyées dans des fatras ésotériques ou des récits d’ivrognes. Mais nous avons pu dénicher quelques trésors que nous estimons fiables, compléta Amani, d’une voix tranchante.
Clairement, elle n’appréciait pas la présence de Barbara, qui se demandait bien quelle histoire pouvait-il exister entre elle et Bertrand. Le petit démon de la jalousie s’immisça, et elle peina à le chasser. Sa nervosité lui fit porter la main à son pendentif, un geste qui la rassura énormément.
-Et donc, vous avez pu dresser cette carte ? Je n’en ai jamais vu d’aussi précise…
-Exact, c’est moi qui l’ai dessinée, se rengorgea Paul. J’ai passé ma vie à étudier la cartographie. On trouve des choses étonnantes lorsque l’on s’en donne la peine.
Et l’ancien pérora pendant une période qui sembla interminable, rentrant dans des détails bien trop techniques pour Barbara. Les autres paraissaient en avoir l’habitude : ils discutaient entre eux à voix basse en piochant des tartines de pain. Le regard venimeux qu’Amani lui jetait de temps à autre n’arrangea pas son malaise.
-Paul, laisse-là donc, cette petite !
L’intervention d’Anna la soulagea. Le grand sourire de cette femme à l’air débonnaire lui réchauffa le cœur et elle la remercia d’un hochement de tête discret.
-Dites-moi plutôt comment vous vous êtes rencontrés ! C’est si romantique…
Bertrand rit de bon cœur et raconta leurs recherches aux archives sur les navires jadiens. Barbara eut beau tenter de dévier la conversation sur des choses plus triviales, elle n’y parvient pas : trop confiant, Bertrand rentra dans des détails que le capitaine Henrik n’aurait sans doute pas voulu révéler au grand public…
-Alors, cette Cité blanche, qu’est-ce que ce serait ?
L’interruption de Barbara créa un silence. Elle eut peur d’avoir vexé toute la tablée, aussi rougit-elle et ses mains se serrèrent par réflexe.
-Nous pensons qu’il existe un autre continent, loin du nôtre, plutôt à l’Est, et que des peuples vivent là. Et nous aimerions financer une expédition maritime afin de le prouver, asséna Wuang.
Barbara en resta bouche bée. Elle faillit éclater de rire devant tant de folie, mais se retint. Leur air sérieux, qui attendait son verdict, la fit hésiter. Ses yeux se portèrent sur la grande carte, sur les murs remplis de livres et de rouleaux… Ces doux-dingues étaient plus que sérieux.
-Sur quelques preuves vous basez-vous ?
Bertrand se leva et s’empara d’un carnet, d’un rouleau de parchemin et de deux livres. Il entama alors une explication convaincante. Selon lui, la famille Olsen, qui dirigeait la ville, aurait fait disparaitre le récit d’un voyage au large de Kern, durant lequel un navire, pris dans une tempête dantesque, aurait aperçu au loin une cité aux tours blanches. Plus tard, un navigateur aurait disparu dans la même zone. Mais des objets mystérieux avaient été retrouvés sur une plage d’un îlot au sud de Kern.
-Montrez lui, ordonna Bertrand.
-Tu es sûr ? Elle travaille pour le Guet, nous pourrions avoir des ennuis… menaça Amani.
-Oui. J’ai confiance en elle. Comme pour nous, la vérité est la seule chose qui compte.
Amani croisa les bras, mais n’empêcha pas Anna de se saisir d’un coffret d’ébène, avec des précautions infinies.
Elle le posa devant Barbara, qui l’étudia avec attention.
-Regarde le dessin sculpté. As-tu déjà vu quelque chose de semblable ?
Elle reconnut une ville, gravée dans le bois et incrustée de nacre, une ville blanche. Au dessus, de grands ovales paraissaient planer dans le ciel…
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