Omikami brossait ses longs cheveux noirs avec application. Son peigne de jade, l’un des rares souvenirs de son enfance au matriarcat de Tara, allait et venait, chassant les nœuds provoqués par une nuit de sommeil agitée.
Elle avait peiné à trouver le sommeil, cette nuit. Quelque chose la perturbait, mais elle ne savait pas quoi. Pourtant, la nouvelle agente du guet des Pêcheurs avait suivi à la lettre toutes les recommandations de la voie du Roseau.
Le contrôle du souffle. L’image mentale. Agacée après une longue méditation sans effet, la jeune femme avait décidé de s’user physiquement. L’enchaînement des postures ne s’était pas révélé efficace. Elle avait repoussé ses limites, tenu de longues minutes certains mouvements à s’en faire mal aux abdominaux, aux cuisses, aux épaules. Même cela n’avait pas suffi.
Lorsque les premiers rayons du soleil avaient percé sa modeste fenêtre et éclairé sa chambre de bonne, Omikami avait abandonné l’idée de dormir. Le peigne, donc. D’une certaine manière, elle aurait du commencer par là. Car ce rythme lent et appliqué semblait mieux fonctionner et ses yeux se fermaient… du moins lorsque un nœud récalcitrant ne venait pas tirer d’un seul coup au point de grincer des dents. La sérénité la fuyait.
Omikami soupira et posa son peigne. Elle attacha sa tignasse en une queue de cheval toute simple à l’aide d’un ruban de soie noire. Puis, elle se tourna vers le soleil et entama les révérences des Huit Postures de Respect. Le buste incliné, elle salua l’astre matinal. Dans son enfance, sa mère lui avait appris les chants, la forçant à psalmodier sans comprendre les hymnes traditionnels du matriarcat.
Rebutée par sa voix rauque, Omikami détestait chanter. Elle se contenta de murmurer, comme tous les matins, les paroles gravées dans sa mémoire, alors que ses pieds tournaient et viraient sur le parquet. Ses bras suivaient la gestuelle mille fois répétée, l’invitation au soleil, la célébration du jour et de la vie.
La huitième posture terminée, elle souffla et étira ses muscles. En nage, l’agente s’essuya rapidement avec une serviette et s’empara de son sac, qu’elle jeta par dessus son épaule. La rue l’accueillit, dans la lueur rosée de l’aube. La journée commencerait aux bains publics. Elle y était toujours la première cliente.
L’alternance des eaux chaudes et froides la réveilla tout à fait. Malgré tout, elle se sentait de mauvaise humeur. Et cela n’était pas digne de la voie du Roseau.
Cette philosophie de vie insistait sur les vertus de la patience, de l’acceptation. Il fallait plier, accepter l’autre avec humilité. Tolérer tous les débordements, n’user de force qu’en dernier recours. Un laisser-faire qu’Omikami combattait chaque jour, tant la tenaillait l’idée que rien n’était normal dans cette ville de fous.
Stralsund ! Des milliers d’âmes crasseuses, qui se battaient dans le ruisseau pour une tête de poisson, aux pieds d’un carrosse rutilant où trônait un marchand gras, les doigts chargés de bagues serties de pierre précieuses. L’injustice, partout.
Rien de tout cela n’avait cours, dans le matriarcat de Tara. Les biens appartenaient à tous. Il n’y avait pas de luxe, pas d’objets précieux inutiles. Son peigne de jade était à peine toléré, là-bas.
On ne s’y amusait pas : le théâtre ? Les pantomimes ? Interdits. Les seuls spectacles étaient les mystères de la divinité, les processions incessantes. Omikami ne se sentait pas chez elle à Stralsund, pas plus qu’elle n’avait supporté Tara, à l’adolescence.
La solitude lui pesait : avec qui parler de cette double injonction ? La réalité de cette douleur intime la figea sur place. La raison de ses insomnies viendrait-elle de cela?
Un quidam la heurta et l’insulta, grognon. “Face de bridée, dégage du chemin !”
Il maugréa et la planta au milieu de la rue. L’agente serra les dents, songea au roseau et, après une longue inspiration, haussa les épaules. Ils étaient tous comme ça, ici. Impatients.
La jeune femme se dirigea vers le poste de guet, où elle arriva la première parmi les membres de l’équipe de jour. Les premiers temps, son salut traditionnel, le premier des Huit Postures de Respect, avait fait se tordre de rire son collègue de l’équipe de nuit.
“Pas de chichis entre nous, gamine”, lui avait dit le portier aux cheveux grisonnants.
Elle ignorait ce qu’était un chichi, mais la voie du Roseau lui commandait de s’adapter. Elle avait donc retenu son salut au bout de quelques jours et opté pour un hochement de tête, qui lui sembla approprié. Pas question de faire la conversation, cependant. Elle n’avait aucune confiance en sa voix, et encore moins en son vocabulaire. Les longues phrases la perdaient vite.
Peu à peu, les autres agents arrivèrent. Elle entendit avant de la voir Kiara, dont les gros mots lui auraient valu des heures dans le cellier de sa maison d’enfance à Tara, sans parler du martinet. Omikami n’en revenait pas qu’une femme puisse déverser un tel torrent d’insanités sans la moindre gêne. Mais elle était ce qui se rapprochait le plus d’une amie, ici. Les garçons - Pieter et sa balourdise, qui la regardait avec des yeux de merlans fris, en tête - tournaient autour de la caporale, mais aucun n’osait vraiment approcher Omikami, ce qui lui convenait très bien. Elle n’aurait pas su quoi leur dire.
Ophélie, la bavarde portière de l’équipe de jour, entra à son tour, sous les sifflets de la foule, attirée par les brioches préparées par les parents de l’agente. Omikami hésita à en prendre une - voila bien une pâtisserie qui aurait été bannie à Tara - mais estima que la voie du Roseau comprendrait qu’il s’agissait d’un rituel d’intégration. Elle ne put en revanche s’empêcher de répondre par la Deuxième posture, inclinant le buste mains jointes, ce qui fit beaucoup rire Ophélie.
Kiara lui asséna une claque sur l’épaule en riant et, la bouche pleine, s’exclama :
-Peste, détends-toi ! C’est son anniversaire, faut fêter ça !
Anniversaire ? Le visage interrogatif d’Omikami laissa Kiara bouche bée.
-Bordel, tu sais ce qu’est un anniversaire, non ?
Paniquée, Omikami chercha les autres du regard, tentant de comprendre s’il s’agissait d’une énième blague. Mais le silence qui accompagna ces propos en disait long…
-Nous… avons pas ça à Tara… c’est quoi ?
Elle chercha à se retenir de rougir, les oreilles hérissées par le son de sa voix.
-Ben ça ! Un anniversaire quoi ! Le jour de ta naissance ! On fête ça ici !
-Nous fêtons le tour du soleil, tous ensemble, une fois l’an… au solstice d’été…
-Ha ! Bah ça tombe bien, c’est aujourd’hui. Donc c’est aussi ton anniversaire, tu nous dois un pot, triompha Kiara.
L’incompréhension traversa le visage d’Omakami. Elle ne voyait pas ce qu’un pot venait faire là, mais elle avait sans doute mal compris. La nouvelle claque dans le dos et le visage hilare de Kiara la fit tout de même sourire. “Ce soir, on t’invite boire un coup. Faut fêter ce jour du soleil ou chai pas quoi, là.”
Le solstice d’été… Cela faisait bien longtemps qu’elle ne l’avait pas célébré. Dans cette ville immense, loin de la nature, elle avait perdu de vue le cycle du soleil et cela lui fit honte. Le déshonneur l’assaillit. Elle avait négligé les rituels des ancêtres depuis bien longtemps.
-T’as pas des offrandes à faire, un truc du genre ?
-Si, mais je sais pas où, répondit Omikami, la voix brisée par l’émotion.
-Ben merde. S’il y a un coin où trouver ça, c’est au quartier des Temples. Bouge pas, je dis au patron qu’on prend notre journée, assura Kiara.
Le capitaine Henrik ne fit aucune difficulté après avoir écouté les explications. Il s’approcha même d’Omikami et lui souffla une phrase maladroite dans sa propre langue, tout en imitant la Première posture de manière presque juste. Un geste qui la chamboula plus qu’elle n’aurait cru.
Lorsqu’elle suivit Kiara hors du poste de guet, elle entendit “mal du pays”, et comprit les raisons de son mal-être. Oui, son pays lui manquait. Ses petites maisons de bois au bord de la mer, les heures à ravauder les filets de pêche, les rituels répétés quotidiennement. La préparation du pain aux graines. Depuis combien de temps n’avait-elle pas mangé un vrai pain aux graines ?
Les deux femmes traversèrent la ville, direction le nord-ouest. Le quartier des Temples s’y trouvait et tous les cultes connus du monde y avaient droit de cité. Lorsqu’elles franchirent les murs rongés par le lierre, elles découvrirent un mélange improbable de constructions, des plus simples au plus extravagantes. Colonnades, statues de pierre ou de bois, dômes et coupoles, flèches et clochers… de petits bâtiments accolés, célébrant tous les dieux du monde.
Kiara demanda son chemin plusieurs fois. Et mena Omikami vers un temple qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un temple du matriarcat. La jeune femme sentit les larmes perler au coin de ses yeux. On aurait dit la maison.
-Voila, je crois que t’avais besoin de ça, dit Kiara doucement, en la prenant dans ses bras.
Omikami pleura sans retenue et lui souffla “merci”.
A l’intérieur, le temple de bois, décoré simplement de quelques rosaces polies par l’usage, sentait l’encens. Le même parfum que celui de son enfance. La prêtresse lui ressemblait : une peau de cuivre, des cheveux noirs, mais ses rides trahissaient son âge. Elle l’accueillit avec chaleur. Kiara, mal à l’aise dans ce lieu qui n’était pas fait pour elle, expliqua en quelques mots qu’Omikami avait intégré le guet des Pêcheurs, mais ne connaissait pas grand monde dans la ville, et que le mal du pays la gagnait.
La prêtresse hocha la tête, compatissante.
-Ce n’est pas facile ici, le mode de vie est tellement différent de celui du matriarcat. Pour nous, vous, ici à Stralsund, vous êtes trop expansifs, trop intrusifs. Vous parlez tout le temps, vous vous agitez… vos passions débordent, vos émotions se lisent sans peine. Pour cette jeune femme c’est un trop-plein de sensations difficiles à digérer. Mais je connais du monde en ville et nous avons nos adresses. Il existe une sororité de femmes originaires de Tara. Elles tiennent boutique quartier des Marchands. On y déguste quelques plats bien de chez nous… On y chante, souvent. Et chaque semaine, on vient chanter ici. Cela te ferait du bien, Omikami.
Quelques heures plus tard, après avoir longuement prié dans le temple, la nouvelle agente fêta cette étrange coutume d’anniversaire dans une taverne en compagnie de plusieurs collègues. Elle s’y amusa bien, finalement, entraînée par les rires et les excès de Kiara, Ophélie et des autres, même si elle ne put se résoudre à les suivre dans l’ivresse.
Elle dormit mieux, mais attendait avec impatience le soir. Lorsqu’elle poussa la porte de la sororité, une bâtisse de bois perdue dans une ruelle du quartier Marchand, elle fut assaillie par les bruits, les odeurs, les costumes, les couleurs de Tara. Les femmes et les hommes présents l’accueillirent avec une Première Posture parfaite, et elle leur répondit. Les conversations dans sa propre langue reprirent et, un verre d’une boisson chaude venue de Tara à la main, elle savoura un pain aux graines presque aussi bon que celui de son enfance.
Là, elle était enfin chez elle. L’émotion la secoua, mais c’était une bonne émotion. Un trop-plein de bonheur.
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