mardi 24 novembre 2020

Horacio (2)

 Depuis deux mois qu’Horacio et sa famille vivaient sur Coriandre, l’ancien cambrioleur restait vigilant. Son commanditaire du vol des trois opales dans un hôtel particulier du quartier de la Citadelle de Stralsund lui procurait encore d’affreux cauchemars. Les yeux vairons, la voix rauque, presque métallique, de cet horrible individu traumatiseraient l’homme le plus solide. Horacio avait conscience que son mensonge pouvait coûter cher : il avait assuré qu’aucun problème n’était survenu, alors qu’une servante et deux gardes pourraient peut-être l’identifier. Autrement dit, le propriétaire avait sans aucun doute vérifié ses biens et pris connaissance de la disparition des pierres précieuses bien plus tôt qu’attendu. Or, l’homme à l’écharpe noir échappait au profil du plaisantin…

Horacio avait choisi l’ile de Coriandre pour disparaître. Mais il ne comptait pas s’y éterniser. Il réfléchissait déjà à fuir dans une autre ville, avant d’être retrouvé ici. Son instinct lui hurlait de se méfier du sentiment de bien-être et de détente que n’importe qui éprouverait en ayant fui une situation délicate.

Sa femme et leur fils acceptaient ce déménagement avec curiosité. Aucun des deux n’avait jamais pris la mer. Le voyage en caravelle les avait émerveillé, surtout son fils, qui serrait l’ourson en laine volé dans l’hôtel particulier comme un talisman précieux. Pour Horacio, la vision de ce jouet lui rappelait à chaque instant la menace qui planaient sur leur tête. Il regrettait sérieusement de s’en être emparé sur une impulsion inhabituelle pour un professionnel tel que lui. Même si le sourire de l’enfant lui mettait toujours du baume au cœur.

Malgré les gains énormes de l’opération, il avait choisi de vivre chichement, dans un petit village excentré de la ville principale de la colonie insulaire. Ils avaient acheté une petite maison avec un lopin de terre et cultiveraient des orangers. Tous profitaient du bon air de la campagne, et son fils adorait gambader dans la campagne, observer les oiseaux et les lapins qui s’approchaient près de la maison. Pour autant, Horacio, qui avait grandi en ville, se voyait mal en fermier… Et ne comptait certainement pas vivre longtemps ici.

Dans son métier de cambrioleur, la méfiance était une qualité indispensable. Et ces derniers temps, des signes curieux l’inquiétaient. Il avait aperçu d’étranges voyageurs, qui traversaient le village. Du genre grand manteau noir, chapeau à large bord et rapière au côté… 

Le monte-en-l’air avait déjà préparé son sac. Il n’osait pas partir maintenant avec femme et enfant, et donner ainsi l’assurance aux mystérieux inconnus qu’il était celui qu’ils recherchaient.

Car il avait rasé ses cheveux et laissé pousser moustache et barbe, ce qui avait surpris son épouse, mais beaucoup amusé son fils. Il pensait être méconnaissable. Ses explications incitèrent d’ailleurs sa femme à teindre ses cheveux blonds en noir et à les coiffer de manière différente, afin de troubler elle aussi les pistes, au cas où.

Mais il y avait le cas de l’ours en tissu. 

Il avait beau l’air d’être banal, cet objet présentait un indéniable risque, si les propriétaires de l’hôtel particulier s’étaient aperçus de sa disparition. Les hommes qui, potentiellement, le pourchassaient, en connaitraient peut-être l’existence. “Pourquoi diable l’ai-je embarqué”, s’en voulait-il. Mais le mal était fait.

Tout restait hypothétique. Peut-être l’homme à la voix de crécelle restait satisfait du vol. Peut-être que son manque de discrétion n’avait rien changé. Peut-être que personne ne savaient qu’ils se trouvaient sur Coriandre. Peut-être que ce village était sûr.

Jouer sa vie sur tout cela ? Horacio ne s’en sentait pas capable. 

Un matin, il prit sa décision. Ils ne possédaient pas grand chose, aussi chargèrent-ils leur malle et quelques sacs de vêtements sur une carriole. Il masqua le tout avec des caisses de légumes, qui dissimulaient au regard leurs effets personnels. Et ils prirent la route vers la grande ville comme de simples paysans se rendant au marché. 

Leur attelage croisa une paire de spadassins qui leur jetèrent à peine un regard : le fils d’Horacio dormait sous une couverture, invisible aux regards. Il n’y avait donc qu’un couple banal, d’un chauve barbu et d’une femme aux cheveux noirs, ce qui ne correspondait pas au profil que les criminels pourraient rechercher. Du moins l’ancien cambrioleur l’espérait-il.

Jouer un rôle ne lui posait pas de problème. Après tout, son métier le conduisait bien souvent à endosser des habits qui n’étaient pas les siens, à l’image de son court emploi de domestique irréprochable lors de son dernier casse. Jouer un paisible paysan… tout irait bien. Pourtant, tous ses sens l’alertaient encore.

Lorsqu’ils arrivèrent à la ville, il se dirigea vers le marché, afin de continuer à jouer le jeu. Son regard se portait discrètement aux alentours, à la recherche de potentiels espions. Personne ne paraissait les surveiller plus avant. Les légumes vendus, il s’occupa de se débarrasser de la carriole et du boeuf qui la tirait. Il trouva sans peine des acquéreurs.

Son fils jouait dans un coin, avec l’ours en tissu. 

Rien que cette vision faisait transpirer le cambrioleur à grosses gouttes. Sa femme avait eu la présence d’esprit d’affubler le doudou de vêtements cousus d’un tissu jaune criard. “Peluche” était désormais aussi voyant que méconnaissable. Malgré tout, Horacio contemplait son butin irréfléchi comme une preuve irréfutable de sa culpabilité. Il aurait du jeter cet objet démoniaque au feu.

Pendant que son épouse se chargeait du repas du gamin, il négocia le passage à bord de plusieurs bateaux, versant une partie du montant afin de brouiller les pistes. Quatre navires : Kimberley, Narval, Sirân, Hoorn. Faites votre choix… Lui-même ne savait pas vraiment vers quelle ville ils se rendraient. Au milieu de l’après-midi, alors que l’heure du départ approchait pour le premier bateau, Horacio, sa femme et son fils tirèrent leur malle et leurs rares sacs sur le quai. L’oeil aiguisé du monte-en-l’air scrutait les environs, sans déceler quoi que ce soit d’anormal. Ils montèrent à bord.

Lorsque le navire remonta sa passerelle et entreprit de manœuvrer pour quitter la rade, il respira un peu. Son fils, émerveillé par les oiseaux autant que par le grincement des cordages et le déploiement des voiles, affichait l’enthousiasme d’un enfant de trois ans, son ours dans les bras. 

C’est alors qu’un homme sortit de la cave. Vêtu de noir, la rapière au côté, il imposait une aura dangereuse autour de lui. Les marins s’écartaient à son approche. L’homme se dirigea droit vers Horacio. 

-Bonjour, maître Miguel. Mon employeur aurait une mission pour vous.

Un bloc de glace coula dans son dos. Les jambes flageolantes, il faillit se trouver mal. Sa femme avait blanchi et fut contrainte de s’appuyer au bastingage, la main sur une bouche grande ouverte.

-Ne vous fatiguez pas à vous faire passer pour quelqu’un d’autre, comme un honnête cultivateur d’orangers. Gagnons du temps, voulez-vous ?

-Vous me suivez depuis le début…

-Bien sûr. Mon employeur n’a pas vraiment apprécié votre petit mensonge. Son plan a été quelque peu… handicapé par votre maladresse. Mais il sait se montrer magnanime, et vous offre une dernière chance de vous racheter.

-Et si je refuse ?

-Ma foi, ce charmant bambin sait-il nager ?

Horacio grinça des dents. Les poings serrés, il hésita à sauter sur le mercenaire, mais celui-ci avait tiré sa dague, dont il observait le fil avec un regard carnassier. Le cambrioleur, blême, menaça :

-Si vous touchez à un cheveu de mon fils ou de ma femme…

-Allons, nous ne sommes pas des monstres. Nous sommes juste… des personnes franches. Ce n’est pas votre cas, semble-t-il.

Le visage de l’homme, affable en apparence, affichait en réalité une dureté qui fit peur à Horacio.

-Que faut-il faire ?

-Vous voila devenu raisonnable.

L’homme détailla le plan. Il s’agissait de subtiliser des documents essentiels au sein même des archives militaires de la Citadelle. Le tout, sans bien entendu laisser la moindre trace, cette fois-ci…

-Vous nous laisserez tranquilles, après cela ?

-Je ne suis pas dans le secret des dieux. Après tout, votre dette à notre égard est importante. Il va sans dire que, dans l’attente de la réussite de votre mission, nous prendrons grand soin de vos proches, ajouta le mercenaire avec un grand sourire.

Piégés. Ils étaient piégés. Pendant que son fils jouait avec son ours dans un tas de cordes, que sa femme pleurait à chaudes larmes contre lui, Horacio vit plusieurs autres mercenaires sortir de la cale et les entourer. 

-Si vous vous demandez quel bateau vous auriez du prendre… nos hommes étaient à bord des quatre, murmura son tortionnaire à l’oreille.

Il partit d’un rire sadique, et se retira en ébouriffant les cheveux du gamin.

Privé de forces, Horacio tomba à genoux. Ses ennuis n’en finiraient pas. Il lui faudrait trouver une parade, une porte de sortie… Mais en attendant, ses choix se réduisaient à une obéissance absolue, afin de protéger sa femme et son fils.

Le mercenaire lui fit signe de le suivre, et le cambrioleur suivit, la mort dans l’âme.

Le navire se détourna vers Stralsund, et ils passèrent l’essentiel du trajet autour de cartes et plans, afin de préparer le vol. Pas une fois les hommes en noir ne s’éloignèrent de sa femme et de son fils. Ils n’avaient pourtant nulle part où aller, sur ce maudit rafiot. Mais il s’agissait de rappeler, à chaque instant, tout le pouvoir qu’ils détenaient.

Lorsqu’ils débarquèrent à Stralsund, une calèche les attendait sur le quai. Horacio assista, impuissant, au départ de sa famille, escortée dans un lieu tenu secret par quatre hommes patibulaires, l’épée au côté. Son fils, inquiet, pleura en le saluant avec son ours à la tenue jaune.

Horacio tenta de lui sourire et de le rassurer, mais il n’y parvint pas. Il ne se rassurait pas lui-même. L’homme au chapeau et trois autres compagnons le poussèrent par l’épaule et l’encadrèrent dans une autre direction. Désormais, il lui fallait se concentrer sur sa nouvelle mission. La réussite était la seule option, s’il voulait que son destin et celui de sa famille puissent enfin se vivre en paix.

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