mardi 1 décembre 2020

Hubert (2)

 Quatre mois avaient passé depuis l’affaire du “Joyeux drille”. Hubert Rivière et sa nouvelle compagne Aurore s’étaient attelés à préparer leur plan de bataille. Leur objectif restait de mettre fin au trafic d’esclaves, qui régnait dans les comptoirs du sud et sur lequel l’aristocratie de Stralsund se montrait hypocrite. Les marchands et les membres du Conseil fermaient les yeux sur ces pratiques atroces. L’or et les épices coulaient à flot, et c’étaient les seules choses qui comptaient. Mais pas pour eux. L’immense fortune d’Hubert cessa de disparaître dans les tavernes et bordels, et commença à servir autrement. Ils recrutèrent des courtiers et des commis, installant des comptoirs de leur petite société sur toutes les îles du sud, à Sirân aussi.   Ils envoyèrent leurs employés à travers la ville, afin de chercher des points faibles chez les principaux marchands les plus corrompus.

Une fois ces premiers pas mis en place, il avait fallu donner des cours de maintien et d’étiquette à la donzelle. En dépit de sa fougue et de ses idées prometteuses, elle demeurait la fille d’un contremaître et personne ne la prendrait au sérieux dans les soirées mondaines. Il fallait juste lui donner un peu de vernis respectable, mais pas trop : la réputation d’excentricité d’Hubert expliquerait sans peine la présence à son bras d’une femme du peuple. De là à introduire ouvertement une prostituée… la provocation aurait été belle, mais contre-productive. L’enjeu restait de pouvoir placer Aurore dans les cercles des femmes de marchands. Jamais ces vieilles rombières n’accepteraient d’inviter à leurs thés gourmands une femme de mauvaise vie. La réputation d’Aurore devrait donc d’être celle de la jeune ingénue venue du quartier marchand, fille d’un tout petit boutiquier sans dot, mais avec tout de même un peu d’éducation. Elles seraient jalouses de sa jeunesse, de sa beauté, mais adoreraient servir de modèle, et pouvoir se moquer d’elle en la traitant de potiche dans son dos. Parfait.

Pendant ce temps, personne ne penserait qu’elle avait un cerveau en plus d’une paire de gros seins. Elle écouterait, lancerait elle-même les rumeurs qui commenceraient à gangrener la bonne société.

Hubert, lui, se chargerait de reprendre les affaires de famille en mains. Il tenait à son personnage de dandy dépensier, amateur de vins, de femmes et de jeu. Il expliquerait que sa folle passion avec Aurore lui avait montré un autre chemin. Le jeu l’ennuyait, alors il se mettrait à jouer d’une autre manière, à la Bourse, par exemple. Il y perdrait gros au départ : chaque perte devrait être vue, sue, commentée. Donc, en faire des tonnes, mais en montrant qu’il s’en fichait, en s’en amusant. 

Et ça, il allait s’amuser. 

Leur première victime fut un négociant en soie un peu bedonnant, à l’imagination au ras du sol. Il ne comprit pas comment il perdit le contrôle de trois factoreries sur l’île de Safran. Bien sûr, sa femme, commère invétérée, avait évoqué des informations confidentielles lors d’un dîner devant son cercle d’admiratrices. Hubert rafla la mise car personne n’avait su anticiper le problème : plusieurs acolytes du marchand, lassés du manque de suivi du marchand, comptaient vendre leurs parts. Avec quelques achats bien placés, Hubert prit le contrôle des factoreries et envoya des ordres clairs : les esclaves qui y travaillaient pouvaient rejoindre leur patrie au frais de l’entreprise, ou y travailler moyennant salaire. Une partie des désormais employés resta. Hubert profita de ce premier succès pour découvrir d’un peu plus près le corps de son amante, ce qui lui donna des souvenirs mémorables et réchauffa encore un peu plus son enthousiasme.

Il ne s’y attendait pas, mais il s’amusait follement. La tête du négociant en soie valait tout l’or du monde. L’homme était quasiment ruiné, et faisait illusion en vendant des objets d’art de manière frénétique. Un de moins.

Hubert et Aurore s’attachèrent surtout à monter un réseau d’informateurs. L’information, c’est le pouvoir, avait dit la jeune fille. Si elle récoltait son lot de potins, Hubert n’était pas en reste. En cultivant son image d’héritier inconséquent, il continuait à se rendre dans des tavernes, y menait grand train, et notait mentalement la présence de tel ou tel notable dans des situations gênantes. Ses amitiés avec les prostituées de bas étage lui offrirent quelques commérages croustillants sur les envies irrépressibles de riches marchands, mariés et bien sous tout rapport, venus s’encanailler parmi la plèbe. Le pouvoir d’une simple lettre envoyée à la bonne personne au bon moment !

Et le duo prenait encore le contrôle de quelques plantations ou mines, ici ou là. Ils utilisèrent des prête-noms, menacèrent par lettre anonyme, soudoyèrent… La plupart du temps, des intermédiaires se chargeaient des signatures. Ils rencontrèrent des vendeurs lors de rendez-vous nocturnes, où ils se rendirent masqués.

Bientôt, les rumeurs commencèrent à circuler dans la Citadelle. Hubert en entendit parler pour la première fois au cours d’un dîner chez un marchand en vue de la guilde des Drapiers.

-Mon cher Hubert, comment vont les affaires ?

-Oh, vous savez, moi ces choses-là… j’ai des intendants pour cela, répondit-il, un verre à la main.

-Méfiez-vous de vos finances, mon cher. Regardez ce pauvre Claudius.

-Claudius ?

-Le négociant en soie… Il est ruiné !

-Non ? Un mauvais investissement ?

-Il s’est fait déposséder de ses factories de Safran par fourberie.

-Diable ! Auriez-vous du vin ?

Hubert feignait un désintérêt de cette affaire, mais la curiosité mâtinée d’excitation l’habitait. Avachi sur un fauteuil de prix, il éclusait verre sur verre et lorgnait les fesses des servantes avec ostentation. Une scène digne du théâtre : celle du jeune tête en l’air, le mauvais fils qui dépensait sans compter l’héritage de son père. L’illusion sembla fonctionner. Le marchand insista :

-Ce Claudius n’a rien vu venir. On a racheté en simultané les parts de ses associés et juste ce qu’il fallait des siennes pour qu’il perde la majorité. Après cela, les nouveaux dirigeants ont augmenté les salaires des employés !

-Diable ! Que d’audace… souffla-t-il en baillant.

-Cela finira pour vous arriver si vous ne prenez pas garde ! On parle d’autres manigances, d’autres rachats curieux ces derniers temps… Il se passe quelque chose.

Le marchand, inquiet, épongea la sueur sur son front à l’aide d’un mouchoir de soie. Hubert fit mine de réfléchir.

-Ma foi, le monde est vaste. C’est le jeu du commerce, non ? 

L’autre le regarda, surpris. Il pensa que son invité n’avait pas compris.

-Mais, Hubert, quelqu’un change les règles du jeu ! Augmenter les ouvriers, c’est le début de la ruine !

Et effectivement, ce marchand-drapier connut bien des difficultés par la suite. Hubert et Aurore parvinrent à alimenter la “Gazette” de rumeurs juteuses sur les orgies menées par l’individu avec des enfants enlevés sur les quais. Le déshonneur d’être ainsi démasqué lui fit perdre tous ses clients. Il dut vendre ses parts, et finit par se pendre. 

Et de deux.

Hubert se sentait grisé par ce sentiment de puissance. Lui qui n’avait aucun but dans la vie en avait découvert un avec Aurore : celui de rendre la justice. Avancer masquer, dissimuler ses objectifs… Il y avait un côté joueur, dans cette affaire, un côté bluff qui ressemblait à ses meilleurs jeux de cartes.

Il fallait reconnaître que son amante apportait du piment à sa vie. S’ils passaient une bonne partie de la journée à organiser leur plan, lisant des pages et des pages de rapports, livres de comptes, messages, et à en rédiger tout autant, de nombreuses heures étaient plutôt passées au lit - ou dans toute autre pièce de la maison où l’envie les prenait. 

Il avait connu nombre de femmes, mais celle-ci était spéciale. Inventive, audacieuse, elle savait cultiver le désir, le repousser suffisamment de temps pour que, n’y tenant plus, son plaisir soit décuplé. Il n’avait même plus envie d’aller au bordel. Aurore le menait à la baguette, et il s’en fichait. Il aurait signé pour l’éternité.

-Hubert, j’ai quelque chose à vous dire.

Aurore avait l’air inquiète. Cela ne lui ressemblait pas. Elle affichait d’ordinaire une confiance et une détermination sans faille. Mais cette fois, l’hésitation la faisait presque trembler.

-Oui très chère ? Que se passe-t-il ? Demanda-t-il, soucieux.

-Je suis enceinte.

Un bloc de pierre descendit dans l’estomac d’Hubert. 

-Enceinte ? Mais… comment…

-Comment ? Assez simple à deviner, non ? Il fallait s’y attendre à force de vous comporter comme un lapin en rut, répliqua-t-elle.

-Euh, vous n’étiez pas en reste, très chère…

Elle eut le bon ton de ne pas le contredire.

-Et… que fait-on dans ces cas-là ? osa-t-il.

-J’ai décidé de le garder.

Hubert regardait dans sa direction, mais ne la voyait pas. Le garder ? Garder quoi ?… Perdu, son cerveau refusait d’enregistrer la moindre information. C’était chez les autres que ce genre de choses arrivaient, non ?

-Mais… nous ne sommes même pas mariés… 

-Oui.

-Comment ça oui ?

-J’accepte votre demande en mariage.

Le cerveau d’Hubert décida à sa place : il s’éteignit, et le dandy tomba dans les pommes.

Un mois plus tard, les deux tourtereaux firent face au prêtre de la déesse de la mer. La cérémonie avait lieu dans le jardin des Olsen en personne, sur le promontoire de la Citadelle. Sur les côtés, la Stral et le Sund suivaient leur cours et traversaient la ville. Droit devant eux, l’horizon.

Hubert portait son plus beau costume. Ses compagnons de beuverie avaient tous accepté l’invitation et, alignés à sa droite, retenaient des sourires taquins. A sa gauche, Aurore, robe bleu ciel, une rivière de diamants autour du cou… et un début de ventre déformé par un ou une héritière. Il n’y croyait toujours pas. Elle rayonnait de bonheur, ses cheveux portés par une brise légère, retenus par un bandeau simple parsemé de fleurs. Il songea que la fille d’un contremaître avait fait du chemin. Mariée à l’un des plus riches marchands de la ville, saluée par nombre de dirigeants de guildes… alors même que leurs femmes la voyaient comme la dernière des catins. Mais elles étaient toutes venues, les pestes. Elles n’auraient manqué ce mariage pour rien au monde. Il fallait être vu, avec ses toilettes hors de prix, afin de pouvoir cancaner pendant des mois. 

Le prêtre récita un très beau poème et ils jetèrent le sel et l’olivier du haut du promontoire, en hommage à leurs parents disparus. En lui-même, le marié aurait bien plutôt choisi un doigt d’honneur à son père. Et voila que le père, ce serait bientôt lui.

La mariée avait convié quelques marchands en vogue, et le Consul lui-même avait fait une courte visite. Il s’excusait de ne pouvoir rester plus longtemps, mais les affaires de la ville l’accaparaient. Un pli soucieux ridait son front. Il avait l’air épuisé.

-Il se passe quelque chose de grave, murmura Aurore. 

-Pardon ?

-Le Consul cache quelque chose.

Hubert vit l’homme s’éloigner, un peu voûté. Oui, il portait un fardeau bien plus lourd que d’habitude.

-Sans doute ces histoires de rempart… Les rumeurs de la guerre dans le Nord…

-Oui, sans doute. Et ces incidents en ville, ajouta Aurore.

-Il va falloir se montrer malins. Il nous reste du travail, lança Hubert.

Elle hocha la tête et lui prit la main. Son autre main reposait sur son ventre, comme pour protéger cette vie encore à naître. 

Un enfant. 

Hubert n’avait jamais imaginé devenir père. Le seul modèle qu’il connaissait avait été un véritable connard. Il estimait qu’il ne pourrait faire que mieux. Éviter les coups de ceinturons, déjà. Mais quelle responsabilité… Nourrir et habiller un bébé, veiller à son bien-être constamment, avec les risques que la vie offrait : maladie, chute, et bien d’autres dangers qu’il ne concevait même pas. Comment diable les gens faisaient-ils ?

Aurore, à ses côtés, paraissait sûre d’elle. Les femmes avaient sans doute plus d’instinct que les hommes pour ces choses là.

Il lui vint à l’idée qu’il avait servi de pigeon parfait. Depuis cette escapade au “Joyeux drille”, il était devenu comme son père : un riche marchand, une épouse à ses côtés et, bientôt, un enfant. Tout ce qu’il avait renié depuis l’adolescence, il le vivait désormais. Il faisait des affaires, ruinait des concurrents, mettait à la rue des familles entières. Des familles d’ordures, certes, mais leurs épouses et enfants étaient-ils responsables des mauvais comportements du père de famille ?

Alors que ses amis les félicitaient et qu’un buffet s’installait, déjà pillé par des pique-assiettes, Hubert songea que, désormais, il était bien plus fragile. De la même manière que leur couple détruisait des vies, certains adversaires pourraient en faire de même avec ce qui était devenu leur famille. On chercherait à les ruiner et à mettre leur enfant à la rue. Il n’y avait aucune justice dans le monde des affaires. Leur combat contre l’esclavage dans les colonies et comptoirs du sud leur vaudrait des inimitiés considérables. Il existait des groupements de malfrats, à Stralsund et ailleurs, qui exploitaient la misère humaine, dans l’ombre comme dans la lumière.

Devant son enfant à naître, il se jura de faire de son mieux pour dépenser sa fortune pour le bien commun. 


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