mardi 1 décembre 2020

Shazam (2)

 Shazam se planquait dans le quartier Marchand depuis maintenant une semaine. Elias lui avait laissé sa barque, puisque ce traître allait monter à la Citadelle, pour “faire des études”. Sans déconner… La donzelle qu’il avait embobiné avait apparemment le bras long. Peste !

Mais cela l’arrangeait. Il était tranquille dans cette barque. Il y avait comme une petite cabane dessus, où il pouvait dormir à l’abri des regards. Il n’en sortait guère, d’ailleurs, et commencer à en avoir assez.

Le meurtre du receleur Salomon lui donnait des cauchemars. Oh, il en avait vu, des cadavres. Les pauvres crevaient dans le ruisseau, récoltés par les charognards comme à la moisson. Et des animaux aussi, le ventre gonflé parcouru par des asticots et bourdonnant de mouches. Il avait même vu une fois un type planter un coup de couteau à un rival à la sortie d’une taverne miteuse. Mais là… la gorge tranchée, et du sang partout…

Shazam frissonna. Le soir, il revoyait les deux yeux grands ouverts du vieillard, avec un air de question muette sur le sens de la vie. Restait cette question épineuse : qui avait fait ça ?

Il savait qu’il aurait du rechercher Fernando Cortenova. Mais si les assassins de Salomon étaient sur ses traces, ses chances de survie approcheraient celle d’un cochon dans une boucherie. La besace de l’imprimeur, dissimulée sous une caisse retournée qui lui servait de table, lui paraissait toxique. Un cadeau empoisonné, qu’il n’aurait ouvert pour rien au monde. Ignorer son contenu le sauverait peut-être du meurtrier, ou de Fernando. Dans les deux cas, il était mal barré.

La meilleure place de ce sac serait au fond de l’eau, lesté par des pierres. Sauf s’il y avait une fortune dedans, auquel cas il serait plus intéressant d’attendre que les choses de tassent et de revendre le tout quelque part… Shazam changeait d’avis toutes les cinq minutes, sortait la besace de sa cachette, l’y remettait, tournait en rond… A devenir fou.

Ce qu’il s’interdisait en revanche, c’était d’ouvrir cette sacoche. Fernando l’avait interdit, mais cela ne l’empêchait pas d’en mourir d’envie. Un imprimeur… il s’agissait sans doute d’un livre, ou d’un registre… Qui tuerait pour cela ? Il résista toute la semaine, avant que sa curiosité ne l’emporte : il ouvrit la besace, tomba sur un gros livre relié, avec un dessin d’une ville bizarre au bord de l’eau sur la couverture. Des espèces de tours blanches. A l’intérieur, des textes, des dessins… Mouaif, ça avait tout l’air d’un conte pour gosse.

Shazam ne savait pas lire, autant dire qu’il serait incapable d’estimer la valeur des pages qu’il voyait. Mais dans tous les cas, il ne pouvait pas se terrer dans sa tanière plus longtemps.

Il prit donc la décision de quitter son repaire. Dès l’aube, il abandonna la barque de son ami Elias, laissant la besace dissimulée sous une toile, sous la caisse retournée. Le quai des Marchands fourmillait d’activité, comme d’habitude, et l’orphelin s’y noya dans la masse. Il surveillait les environs, méfiant. Les mains dans les poches, il ressemblait à n’importe quel gamin des rues : le visage crasseux, la tunique rapiécée et pas de chaussures. Son pantalon trop court indiquait qu’il avait grandi bien vite, ces derniers temps. Il lui en faudrait en chipper un autre quelque part…

Shazam tendit l’oreille, en quête de rumeurs, mais n’apprit rien d’intéressant. Les bourgeois semblaient inquiets à cause de l’avancée d’un seigneur de guerre des steppes, qui coupait les lignes commerciales avec certaines villes. Les tensions avec Jade montaient. Narval se montrait également de plus en plus audacieux. Kimberley menaçait de soutenir le seigneur de guerre. Tout cela passait au dessus de la tête du gamin, qui espérait juste des nouvelles plus terre à terre, sur Stralsund même. Du genre, l’assassinat d’un antiquaire, ou encore l’agression d’un imprimeur… Mais non, ce n’était pas au milieu des riches négociants qu’il en saurait plus là-dessus.

Il décida de rôder dans le quartier de l’Académie, où se nichaient l’essentiel des activités liées aux livres. Il hésita à s’approcher de l’échoppe de l’imprimeur, et se contenta de l’espionner de loin. Mais les rues semblaient calmes, et il ne distingua personne sortant de l’ordinaire. Finalement, il eut l’audace de passer devant et s’aperçut que l’imprimeur avait fermé boutique, ce qui l’inquiéta. Pas le choix, il faudrait se rendre dans le quartier des Pêcheurs, du côté de chez Salomon…

Il traversa les fleuves et la place de la Justice, puis évita les grands axes au profit de ruelles moins fréquentées. C’est là qu’il eut l’impression d’être suivi. Il tourna la tête brusquement et distingua quelqu’un, qui se cacha rapidement derrière un mur. Le dos en sueur, Shazam sentit la peur le gagner. Et si l’assassin de Salomon l’avait repéré ? Il ne voulait pas finir comme l’ancêtre, saigné comme un poulet et laissé là, au milieu des ordures…

Le gamin hâta son pas et entreprit de tourner et virer dans les ruelles, qu’il connaissait comme sa poche. Passant devant une boutique mal surveillée, il faucha un foulard coloré et s’enroula la tête avec. Et décida de s’installer au coin d’une rue. Sa casquette par terre et la main tendue, il espérait que son visage dissimulé ferait croire à une petite vieille faisant la manche. Son poursuivant s’y laissa prendre. Shazam vit l’homme qui le suivait courir dans la rue et tourner la tête de droite et de gauche, agacé. Il avait perdu sa cible et ne tint même pas compte du mendiant au foulard. Il décampa en poussant en jurant. Shazam patienta avant de souffler un bon coup.

Quelqu’un le cherchait donc, ce qui voulait dire que Salomon avait été sans doute été torturé et qu’il connaissait l’implication du gamin dans l’affaire tordue menée par Fernando. Restait à contacter les Cortenova afin de se débarrasser de l’encombrant butin…

Il avait eu de la chance que son poursuivant soit un imbécile, mais cela ne durerait pas. Shazam se montra donc prudent et ses doigts agiles s’emparèrent d’une série d’objets pouvant le dissimuler aux regards. Une casquette, qui traînait sur un rebord de fenêtre, une chemise qui pendait sur une corde à linge un peu trop basse… Des gamins des rues, il y en avait beaucoup, mais ses ennemis cherchaient un enfant brun à la chemise brune et au pantalon sale trop court. Après quelques “emprunts”, il revêtait désormais un joli pantalon bleu tout propre, un peu trop long - il fit des ourlets approximatifs - et une chemise jaune éclatante. Sa casquette masquait sa tignasse. Et un passage auprès d’une fontaine lui permit de se laver le visage, et de ressembler ainsi au fils d’un ouvrier, certainement pas à un gamin des rues. 

L’oeil ouvert, il repéra quelques hommes patibulaires qui marchaient sans but apparent. Ils donnaient l’air de mercenaires à la recherche de mauvais coups. Dans quoi les Cortenova s’étaient-ils fourrés ?

Shazam devait les trouver. Il savait qu’ils avaient leurs bases dans ce quartier. Il finirait bien par en repérer un. Le gamin longea des tavernes, des bordels, tous ces lieux mal famés des bas quartiers. Le Guet effectuait ses rondes, aussi, et il hésita un instant à leur demander de l’aide. Sa copine Diane travaillait souvent avec eux, mais elle avait bien plus le désir d’être respectable que lui. Il ne voulait pas la mêler à ses affaires : trop dangereux. Et lui ne faisait pas confiance aux cognes. Il avait trop vu le capitaine De Jong mener ses affaires louches dans le quartier Marchand, avec des enlèvements de femmes sur lesquels tous les milieux interlopes fermaient les yeux.

Après avoir louvoyer de rue en rue, il approcha de l’échoppe de Salomon. Une semaine après le meurtre, la vie y avait déjà reprit son cours. Il marcha nonchalamment devant la porte et aperçut le sceau du guet : bon, le corps avait été retrouvé et une enquête était en cours. Restait à trouver Fernando, s’il avait survécu à l’affaire.

La chance de Shazam fut avec lui en milieu d’après-midi. Il reconnut Pedro, un cousin des Cortenova, qui sortait d’une taverne louche. Le gamin le suivit, le plus discrètement possible. Il voulait tout d’abord vérifier que le criminel n’était pas sous la surveillance des ces mercenaires étranges. Une fois rassuré, il gambada comme un gosse jusqu’à Pedro et, une fois à sa hauteur, il lança “dit à Fernando que Shazam l’attend au beffroi à 18h”, avant de le laisser sur place comme si de rien n’était. L’autre idiot s’arrêta en pleine rue, interdit. Bravo pour la discrétion ! maugréa le gamin.

Restait à se planquer. Le quai des Pêcheurs comptait nombre d’entrepôts plus ou moins gardés. L’orphelin s’y dénicha un coin tranquille et piqua un somme entre deux caisses. Personne ne le chercherait ici. Du moins il espérait.

Lorsque l’heure du rendez-vous approcha, Shazam reprit sa route et se dirigea vers la place de la Justice. L’espace y était très dégagé et la foule nombreuse, ce qui permettait de voir arriver assez vite des gros bras armés. De plus, le Guet surveillait ces lieux plus finement afin d’y protéger les bourgeois et les juristes qui y travaillaient. Il doutait que les assassins de Salomon y tentent une attaque au vu et au su de tout le monde. Fernando oserait-il l’y retrouver ?

Lorsque la cloche sonna l’heure, Shazam, assis au bord d’un mur dans sa posture de mendiant, était aux aguets. Il aperçut enfin un trio de jeunes bien habillés, qui semblaient tout autant que lui surveiller les environs. Il reconnut Pedro Cortenova, mais Fernando ne figurait pas dans le groupe. Le gamin hésita. Mais il avait trop besoin d’aide pour faire le difficile. Pedro suffirait.

Il se leva et s’approcha donc des trois contrebandiers. Pedro le reconnut.

-C’est toi, Shazam ? 

-Ça dépend. Il est où, Fernando ?

-Il se planque. T’as des couilles de sortir de ton trou toi. 

-Faut bien. Je sais pas quoi faire.

-T’as foutu quoi avec Salomon ?

-Il était cané quand je suis arrivé. Me suis planqué après, répondit le gosse.

-Tu l’as toujours ?

Il comprit que Pedro parlait de la besace, et il répondit donc d’un hochement de tête.

-Tu l’as mis où ?

-Le prix vient de monter. Plus de risques, plus cher, osa Shazam.

-Petit con… tu sais pas dans quoi t’as mis les pieds ! Cracha Pedro.

-Ouais, justement. Plus cher. Fernando effaçait mon ardoise pour les médicaments de ma soeur. Je veux du rab.

Les deux types derrière Pedro firent craquer leurs doigts et le gosse crut qu’ils allaient lui en coller une. Les muscles bandés, près à détaler, Shazam tint bon, le regard planté dans celui de Pedro. Celui-ci poussa un juron et tira une bourse d’un pan de sa veste. 

-T’en as dans le froc, petit. C’est pour toi en échange du butin. 

Shazam tenta de s’en emparer, mais le grand leva la bourse hors de portée.

-Seulement quand on aura le sac.

-Alors suivez-moi, répondit Shazam.

Le quatuor quitta la place, mené par le gamin et prit la direction du quartier marchand. Derrière eux, plusieurs mercenaires, la rapière au côté, les suivirent sans que les Cortenova ne s’en aperçoivent…

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