mercredi 18 novembre 2020

Bartoloméo (2)

 S’il avait su, Bartoloméo Sanchez n’aurait jamais accepté ce contrat. 

Oh, il était un pêcheur, il avait l’habitude des voyages en mer difficiles. Les marins subissaient le vent, les tempêtes, le sel et la faim, parfois. Il avait même connu un naufrage, dont il avait été le seul survivant.

Mais la pêche à la morue, ça…

Les temps étaient rudes, et la bourse d’or trouvée par hasard dans le petit coffret qui avait survécu à la catastrophe du “Trèfle d’or” avait fondu rapidement. Ils avaient pu payer leur loyer pendant plusieurs semaines, acheter de nouveaux vêtements, manger à leur faim et conduire les six enfants à l’école.

Malheureusement, il n’y avait pas assez pour l’empêcher de travailler. De toute façon, qu’aurait-il fait de ses journées ? Il ne savait rien faire d’autre.

Il avait donc rejoint les quais, repris ses engagements sur de courts voyages. Mais un jour, on lui avait proposé une somme importante, qui pourrait mettre sa famille à l’abri pour plusieurs semaines. Une campagne de pêche à la morue.

Sa femme s’était montrée réticente, car elle s’occuperait seule des enfants pendant ce voyage, qui durerait plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois. Les garanties offertes par le capitaine du “Caplan” se révélaient solides, avec une protection en cas d’accident et un pourcentage sur les bénéfices. Ils avaient pu investir une pièce d’or dans l’avitaillement du voilier, ce qui leur assurerait un retour sur investissement important. La prise de risque semblait minime.

Ce que Bartoloméo avait sous-estimé, en revanche, c’était la difficulté du métier.

La barque de deux cent tonneaux comptait une trentaine de membres d’équipage. Ils étaient partis en direction d’îles loin vers l’Est, au nord de Kimberley, où ils batailleraient avec des pêcheurs de toute la côte, particulièrement ceux des Triades. Le capitaine, nommé Francisco Xatiria, y connaissait les endroits parfaits, ceux où les bancs de morue aimaient chasser leurs proies, près des côtes.

Il avait obtenu des financements importants d’armateurs et d’avitailleurs de Stralsund. Le voyage coûtait cher : la paie des hommes restait négligeable au regard des nécessités de vie quotidienne. La nourriture pour plusieurs mois, le sel pour la conservation du poisson, le matériel… Une véritable expédition. Bartoloméo n’avait pas l’habitude de campagnes de pêche aussi ambitieuses et bien préparées. 

Le voyage sans histoire les avait conduit dans un archipel inhabité, aux forêts de feuillus. De minuscules bouts de cailloux, sans eau douce : l’eau serait cruciale dans la réussite de leur entreprise, et les tonneaux occupaient l’essentiel de l’espace à bord du Caplan.

Une fois sur place, le navire s’était arrêté, presque au milieu de nulle part. Bartoloméo n’avait pas compris, au départ. Puis, on l’avait houspillé : il fallait mettre les chaloupes à la mer. Il avait rejoint deux hommes, et, par groupes de trois, les marins s’étaient dispersés autour du grand navire, à quelque distance. 

A trois à bord, pendant des jours, à se relayer pour dormir. Il fallait jeter la ligne, attendre que cela morde, soulever le lourd poisson, et le jeter dans un tonneau. Les grosses chaloupes, une fois pleines, rejoignaient la côte, où les attendaient le capitaine du Caplan, son greffier de bord et quelques hommes.

Là, de petits quais de bois avaient été aménagés rapidement, et les poissons passaient au traitement : le “garçon de grave” arrachait la langue, le “découpeur” séparait la tête et vidait la bête, le “trancheur” préparait les filets, et les morceaux passaient ensuite à la saline. Quelques jours plus tard, les filets étaient lavés, puis séchés au soleil.

Pendant ce temps, Bartoloméo pêchait, encore et encore, les muscles endoloris et le visage marqué par le manque de sommeil. Chacun travaillait dur. Il n’y avait guère de temps pour les discussions à bord des chaloupes. De temps en temps, il fallait faire provision de sel ou chercher les produits de première nécessité. Ils rentraient à bord du Caplan pour cela. Les passages à terre restaient trop rares à son goût : il en avait assez de devoir se soulager en pleine mer, au vu et au su des autres. Il n’y avait aucune intimité à bord de la chaloupe.

Ses compagnons, François et Ivan, étaient des habitués, de vieux loups de mer. Des taiseux, qui fumaient la pipe dans leurs temps libre. Leurs visages ridés par les mois passés en plein soleil, tannés par le sel, ne pouvaient masquer une vie entière passée à bord. Les campagnes de pêche à la morue, ils en avaient vécu des dizaines.

Pour Bartoloméo, cette découverte l’épuisa. Il ignorait si la récompense serait au bout. Il avait eu du mal à retenir toutes les consignes et avait commis des erreurs, au début. Ceux qui avaient déjà travaillé avec lui savaient qu’il avait besoin de temps, de consignes claires. Trop d’informations en même temps le perturbaient. C’était un homme simple. Une fois cela compris, François et Ivan l’avaient accepté et le trio avait trouvé son rythme et ses habitudes. Jeter la ligne, soulever le poisson, l’estourbir, le jeter dans le tonneau, et recommencer des centaines de fois par jour. Transporter les tonneaux à terre, les vider, et, sur ces quais au bord de l’eau, le traitement commençait… 

Les jours défilaient, dans une indifférence totale. De toute façon, ils ne rentreraient qu’une fois le Caplan plein comme un œuf. Pour cela, il fallait que leurs prises sèchent. 

Un jour, le capitaine autorisa à ses équipes une journée de repos. Ils se retrouvèrent à terre, et Bartoloméo ne sut pas vraiment quoi faire de sa journée. Plusieurs hommes décidèrent de partir dans les bois à la recherche de proies. Avec un peu de chance, ils dénicheraient quelques animaux dont les fourrures vaudraient quelque chose. Lui préférait éviter. Il n’aimait pas la nouveauté, et, ayant grandi en ville, il ne se sentait pas à l’aise dans les bois. 

Il resta donc au bord de l’eau, près des étendoirs à morue. Il profita des odeurs de poisson, d’iode et de pin. La mélodie du ressac le berça. Il s’ennuya vite, puis attrapa des bouts de bois flottés et entreprit de les tailler comme il le pouvait à l’aide du couteau que lui avait laissé son père, celui qui appartenait à son grand-père avant lui. Il mit du temps à trouver le truc, mais finalement, au bout de quelques heures, il avait sculpté pour ses enfants six petits animaux de bois, qui lui paraissaient ressembler à quelque chose. Au moment où Bartoloméo allait les ranger dans sa besace, un marin les aperçut. Et, sans comprendre comment, le marin que les autres surnommaient “simplet” sculpta tout l’après-midi de petits animaux pour les enfants des autres. Cela lui fit du bien de se sentir utile, et accepté.

Le soir, tout l’équipage se retrouva autour d’un grand feu. Ils dînèrent de morue, bien sûr, mais aussi de lapin, que quelques hommes avaient réussi à piéger. Un changement de régime alimentaire qui leur remonta le moral. Le capitaine avait mis un baril de bière en perce, et la bonne humeur régnait. Un vieux chant de marin résonna, les rires égrillards chassant le silence de la nuit.

C’est alors que le plus vieux marin à bord se mua en conteur.

-Depuis l’aube des temps, nous autres, gens de mer, avons la bénédiction de la Dame. Celle qui garde les océans, celle qui nous offre l’abondance… mais dont les colères sont terribles. N’oubliez jamais le rameau d’olivier et le sel. Sans quoi, la Dame vous emmènera dans son royaume. C’est ce qui est arrivé au capitaine Turgeon… Laissez-moi vous conter ses aventures au royaume des morts…

Les flammes du brasier lançaient des lueurs étranges sur le visage buriné de l’ancêtre. Tous, autour de lui, se taisaient. Suspendus à son récit, à sa voix grave, les novices découvraient l’histoire. Les autres l’avaient entendu des centaines de fois, mais, pris par le ton du narrateur, se laissaient embarquer à leur tour.

Bartoloméo l’avait déjà entendue une ou deux fois. Son esprit simple en était sorti terrorisé. Il ne se sentait pas à l’aise de l’entendre à nouveau, mais savait qu’il serait mal vu de rompre le charme en quittant l’assemblée.

-Le capitaine Turgeon voulut défier la Dame. Il partit droit vers l’Est, à la recherche du dauphin d’argent, le protégé de la Dame, son animal le plus précieux. Un dauphin gris, tout le monde connait. Mais d’argent… la peau brillait de mille feux, et éclairait le voyage des marins en détresse vers le royaume des morts. La bête leur offrait un voyage sans peine et sans douleur, et un accueil favorable dans l’après-vie. Mais Turgeon, un être égoïste et sans cœur, ne voulait qu’un trophée de chasse. Il n’avait cure des traditions, du respect des gens de mer. Entouré d’un équipage de fourbes et d’assassins, il traqua la bête, inlassablement… vers l’Est, toujours vers l’Est, là où le soleil se lève. Il suivit les étoiles, et, guidé par quelques apparitions du dauphin d’argent, gagna du terrain. Epuisé, l’animal finit pas être rattrapé. Le capitaine Turgeon lança son harpon. Il frappa la bête au coeur. A l’agonie, le dauphin d’argent, tirant ses dernières forces de l’amour de la Dame, plongea. Et le capitaine, qui refusait de lâcher son cordage, fut entraîné dans les profondeurs. Le dauphin plongea, loin, vers les abysses, tirant son meurtrier derrière lui. Ils touchèrent la porte du pays des morts. La Dame les attendaient et, lorsqu’elle vit le dauphin, le flanc percé du harpon, ses larmes se muèrent en perles magnifiques. Le dauphin expia à ses pieds. Turgeon, lui, noyé, se vit refuser l’entrée du pays des morts, et il erre depuis dans les profondeurs. On dit qu’il recherche encore son navire. 

-Et son navire, où est-il ? demanda un des plus jeunes marins.

-Son navire… il erre, lui aussi. L’équipage est mort depuis longtemps, mais, par loyauté, cherche encore son capitaine. La colère de la Dame fut telle que l’Océan fut enragé pendant des mois. Des tempêtes, des orages, des vagues de trente mètres engloutirent des milliers de navires, des villes entières. Là, ici même, dans cet archipel… On dit que ces îles ne sont que le sommet de montagnes englouties par la colère de la Dame. Mais le navire du capitaine Turgeon, lui, surnagea. D’après la légende, il trouva, loin à l’Est, une cité inconnue, une ville magnifique aux tours blanches, peuplée d’êtres de grande taille. Certains disent qu’ils nagent comme des poissons, d’autres qu’ils volent comme des oiseaux. Je ne le sais pas. Mais ce que je sais, c’est que la colère de la Dame frappera quiconque ira vérifier. Depuis la sinistre aventure du capitaine Turgeon, pas un homme, pas un navire, n’est revenu de l’Est. Il n’y a rien pour les hommes comme nous, là-bas. Célébrez les morts, par l’olivier et le sel. Ne manquez pas de respects à la Dame. La cupidité, l’avidité ne mènent nulle part.

Le vieillard termina son récit sous les applaudissements. La légende faisait le tour des tavernes, avec des variantes régionales, mais tous savaient que leur monde avait été forgé par la colère de la Dame. C’était ainsi, et pas autrement.

Bartoloméo frissonnait, lui. Ces histoires du monde des morts… Il y avait sans doute l’équipage du Trèfle d’Or, là-dessous. Il lui en voulaient sans doute d’avoir survécu. Il leur offrait régulièrement l’olivier et le sel, et ne les oubliait pas. Il espérait qu’ils avaient trouvé la paix. Peut-être même avaient-ils trouvé la Cité blanche. Il se demandait bien à quoi elle ressemblait.

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