lundi 27 septembre 2021

Orion (1)

 

Orion. Quel drôle de prénom, songea-t-il. Héritier des Olsen, la famille qui dirigeait Stralsund, la plus grande métropole commerciale du continent, d’une main de fer. Des serres, plutôt, tant ces rapaces avides monopolisaient les richesses du monde.

A dix-huit ans, son oncle, le Consul de la ville, lui avait attribué la charge honorifique d’Amiral, que son père avait porté avant lui.  On lui avait confié un navire, pour un voyage d’apprentissage. Cinq ans plus tard, après avoir écumé tous les bouges des îles du sud et les bordels les plus huppés comme les plus sordides, il se trouvait dans les steppes du nord, à des centaines de lieues de l’océan. Mission diplomatique.

Diplomate. Lui, Orion. Ben tiens !

Le jeune homme tendit une main délicate en direction d’un verre ébréché et crasseux, s’en empara et fit tourner le liquide doré. Il en observa les volutes, la couleur, y vit briller comme un million d’étoiles. La constellation d’Orion était peut-être au fond de son verre. Ou il était encore bourré, comme souvent.

Il soupira, et leva son autre main délicatement manucurée. Il tenta de déchiffrer une poignée de mauvaises cartes en carton gras. Des taches indéfinissables - alcool ou sang - en maculaient des symboles mal dessinés.

Orion Olsen avait déniché la pire taverne des steppes du nord. Il était impossible de trouver un trou plus profond, sale et mal famé. Sur le sol en terre battue gisaient des cadavres de rats, que des congénères étiques dévoraient dans un crissement écœurant. L’odeur de vieille sueur rance, de vomi et de mauvais alcool piquait les yeux. Au milieu des ouvriers désœuvrés, Orion et sa tunique de soie surmontée d’une fourrure de loup dénotaient. Seule sa rapière bien aiguisée freinait les ardeurs des clients, qui guignaient une bourse visiblement bien garnie.

Il avait échappé une nouvelle fois à ses gardes du corps, des cul-serrés prudents et moralisateurs. Mark, son cousin et ami, lui manquait. Lui aurait compris, l’aurait suivi, et l’aurait couvert. Ils en avaient vu de belles, tous les deux. Mais ce lâcheur avait « rencontré l’amour » et reçu une promotion. Il l’avait laissé seul, rongé par l’ennui et loin de la mer.

La prudence n’était pas le fort de l’Amiral. Non, sa qualité première… Il réfléchit, embrumé par l’alcool… Ouais, sa meilleure qualité, c’était sa connaissance légendaire des plus mauvais picrates du monde. Une façon d’oublier ce prénom idiot d’une mère férue d’astronomie qui lui avait rabâché depuis tout petit les noms des étoiles. L’Archer, la Vipère étaient ses favorites. Et Orion, donc. Des nuits entières sur le toit à regarder le ciel. Des journées à potasser les dynasties, les lois, l’économie. “Tu es l’avenir de la ville”, martelait-elle. Il était beau, l’avenir, tiens. Il éructa et gratta sa barbe naissante.

Orion Olsen jeta ses cartes – une main atroce – et se leva en titubant. Il renversa son verre vide, qui roula et se fracassa au sol. Le bruit lui vrilla les tympans, et il émit un juron qui fut plutôt un grognement indéfinissable. Il repeignit sa chevelure blonde et sortit en ronchonnant d’une démarche chaloupée. Comme à bord d’un navire, il louvoya jusqu’à la sortie. Il gagnerait demain, sans doute.

 

**

 

Tout commença par une nuit de beuverie. Forcément. Orion Olsen avait suivi un ambassadeur de Zi, une cité martiale de la côte ouest, dans un établissement luxueux de la capitale des steppes du Nord. Luxueux, c’était un bien grand mot pour dire que l’on n’y trouvait beaucoup moins de rats qu’ailleurs, que les femmes y avaient moins de vérole, et qu’on y servait un alcool passable. Dans ce pays arriéré, la notion même de raffinement ne paraissait pas exister. Qu’ils étaient loin les bordels des îles tropicales de Jade ou Coriandre… Des établissements respectables, où l’on trouvait des vins fins, des vêtements de soie et de la compagnie avec de la conversation. Ici, les tissus d’une laine rêche agrémentée de fourrure permettaient à peine de distinguer l’homme de l’animal.

Mais Orion devait admettre que la fourrure, c’était bien pratique dans ce putain de pays glacé.

A l’entrée du bordel, Yang, l’ambassadeur, avait remisé sa lourde pelisse en fourrure d’ours et dissimulé son visage d’un masque noir au museau de loup. Orion, lui, avait choisi un masque de tigre blanc, comble du luxe tant l’animal était rare. Tout le monde saurait qui il était, mais il s’en moquait.

Une servante fort peu vêtue les guida à l’étage. Blasé, l’Amiral suivit, regrettant déjà d’avoir accepté l’invitation. Le postérieur rebondi de l’hôtesse ne l’inspirait guère.

-Vous verrez, l’établissement est intéressant. On y joue gros, et l’alcool est bon, le rassura son collègue.

Orion soupira, et se força à sourire. Diplomate, un rôle de composition. La cité martiale de Zi pouvait se montrer tatillonne, et de bonnes relations aideraient sans aucun doute les marchands de Stralsund sur les routes de l’Ouest. S’il fallait en passer par une paire de fesses dans un bordel miteux du Nord, Orion saurait donner de sa personne pour la grandeur de la Cité…

La grande salle de l’étage éveilla un peu son intérêt. Si la décoration restait frustre et convenue - des colonnes de bois sculptées d’animaux des steppes, des tentures de laine représentant des orgies aux proportions discutables, des bougies parfumées -, il fallait reconnaitre que les amateurs de jeu y trouvaient leur compte. Une dizaine de tables offraient un vaste panel des jeux d’argents les plus courus. L’Amiral butina de table en table, perdant plus qu’il ne gagnait, comme d’habitude. Il attaqua les alcools, aussi, y trouvant, au milieu de crus médiocres, quelques bonnes surprises, dont un vin de l’île de Kern qui avait traversé la moitié du monde pour arriver là. Finalement, la soirée débutait mieux qu’il ne l’aurait pensé.

Jusqu’à ce qu’il se trouve attablé en face d’un masque de renard des neiges. Deux yeux d’un bleu argenté, presque glacé, le dévisagèrent. Les yeux les plus fascinants de la salle, assurément. Au-dessus du masque, une crinière rousse, volcanique, semblait jaillir comme la promesse d’une explosion. La femme ne quitta pas son regard un instant. Les cartes s’enchaînaient, sans un mot. Les verres défilaient, et la renarde ne flanchait pas. Orion n’avait jamais vu une femme lui tenir tête dans cet exercice. Ce qui l’intrigua encore un peu plus. Ses yeux l’aspiraient comme un tourbillon. Ils brillaient, étoiles joueuses dans un océan de glace.

Aucun des deux ne parlait, mais l’Amiral eut l’impression qu’ils n’en avaient pas besoin. Instinctivement, ils s’allièrent, et plumèrent deux notables qui commirent l’erreur de s’installer à leurs côtés. Après quelques parties et de nombreux verres, la femme se leva et le dévisagea.

-Que diriez-vous d’un petit bol d’air, monsieur le tigre ? chanta la voix flûtée de la renarde.

Orion sourit et suivit sa partenaire improvisée. Décidément, il avait bien fait d’accepter cette soirée. Il ignorait cependant qu’il entrait dans un maëlstrom d’emmerdes.

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