Orion. Quel drôle de prénom, songea-t-il. Héritier des Olsen, la famille qui
dirigeait Stralsund, la plus grande métropole commerciale du continent, d’une
main de fer. Des serres, plutôt, tant ces rapaces avides monopolisaient les
richesses du monde.
A dix-huit ans, son
oncle, le Consul de la ville, lui avait attribué la charge honorifique
d’Amiral, que son père avait porté avant lui. On lui avait confié un navire, pour un voyage
d’apprentissage. Cinq ans plus tard, après avoir écumé tous les bouges des îles
du sud et les bordels les plus huppés comme les plus sordides, il se trouvait
dans les steppes du nord, à des centaines de lieues de l’océan. Mission
diplomatique.
Diplomate. Lui,
Orion. Ben tiens !
Le jeune homme tendit une main délicate en direction d’un verre ébréché et crasseux, s’en empara et fit tourner le liquide doré. Il en observa les volutes, la couleur, y vit briller comme un million d’étoiles. La constellation d’Orion était peut-être au fond de son verre. Ou il était encore bourré, comme souvent.
Il soupira, et
leva son autre main délicatement manucurée. Il tenta de
déchiffrer une poignée de mauvaises cartes en carton gras. Des taches
indéfinissables - alcool ou sang - en maculaient des symboles mal dessinés.
Orion Olsen avait
déniché la pire taverne des steppes
du nord. Il était impossible de trouver un trou plus profond, sale et mal famé.
Sur le sol en terre battue gisaient des cadavres de rats, que des congénères
étiques dévoraient dans un crissement écœurant. L’odeur de vieille sueur rance,
de vomi et de mauvais alcool piquait les yeux. Au milieu des ouvriers désœuvrés,
Orion et sa tunique de soie surmontée d’une fourrure de loup dénotaient. Seule
sa rapière bien aiguisée freinait les ardeurs des clients, qui guignaient une
bourse visiblement bien garnie.
Il avait échappé une nouvelle fois à ses gardes du corps,
des cul-serrés prudents et moralisateurs. Mark, son cousin et ami, lui
manquait. Lui aurait compris, l’aurait suivi, et l’aurait couvert. Ils en
avaient vu de belles, tous les deux. Mais ce lâcheur avait « rencontré
l’amour » et reçu une promotion. Il l’avait laissé seul, rongé par l’ennui
et loin de la mer.
La prudence n’était pas le fort de l’Amiral. Non, sa qualité première… Il
réfléchit, embrumé par l’alcool… Ouais, sa meilleure qualité, c’était sa
connaissance légendaire des plus mauvais picrates du monde. Une façon d’oublier
ce prénom idiot d’une mère férue d’astronomie qui lui avait rabâché depuis tout
petit les noms des étoiles. L’Archer, la Vipère étaient ses favorites. Et
Orion, donc. Des nuits entières sur le toit à regarder le ciel. Des journées à
potasser les dynasties, les lois, l’économie. “Tu es l’avenir de la ville”,
martelait-elle. Il était beau, l’avenir, tiens. Il éructa et gratta sa barbe
naissante.
Orion Olsen jeta
ses cartes – une main atroce – et se leva en titubant. Il renversa son verre
vide, qui roula et se fracassa au sol. Le bruit lui vrilla les tympans, et il émit un juron qui fut plutôt un grognement indéfinissable.
Il repeignit sa chevelure blonde et sortit en ronchonnant d’une démarche
chaloupée. Comme à bord d’un navire, il louvoya jusqu’à la sortie. Il gagnerait
demain, sans doute.
**
Tout commença par une nuit de beuverie. Forcément. Orion Olsen avait
suivi un ambassadeur de Zi, une cité martiale de la côte ouest, dans un
établissement luxueux de la capitale des steppes du Nord. Luxueux, c’était un
bien grand mot pour dire que l’on n’y trouvait beaucoup moins de rats
qu’ailleurs, que les femmes y avaient moins de vérole, et qu’on y servait un
alcool passable. Dans ce pays arriéré, la notion même de raffinement ne paraissait
pas exister. Qu’ils étaient loin les bordels des îles tropicales de Jade ou Coriandre…
Des établissements respectables, où l’on trouvait des vins fins, des vêtements
de soie et de la compagnie avec de la conversation. Ici, les tissus d’une laine
rêche agrémentée de fourrure permettaient à peine de distinguer l’homme de
l’animal.
Mais Orion devait
admettre que la fourrure, c’était bien
pratique dans ce putain de pays glacé.
A l’entrée du bordel, Yang, l’ambassadeur, avait remisé sa
lourde pelisse en fourrure d’ours et dissimulé son visage d’un masque noir au
museau de loup. Orion, lui, avait choisi un masque de tigre blanc, comble du
luxe tant l’animal était rare. Tout le monde saurait qui il était, mais il s’en
moquait.
Une servante fort
peu vêtue les guida à l’étage. Blasé,
l’Amiral suivit, regrettant déjà d’avoir accepté l’invitation. Le postérieur
rebondi de l’hôtesse ne l’inspirait guère.
-Vous verrez, l’établissement est intéressant. On y joue gros, et l’alcool
est bon, le rassura son collègue.
Orion soupira, et
se força à sourire. Diplomate, un rôle de
composition. La cité martiale de Zi pouvait se montrer tatillonne, et de bonnes
relations aideraient sans aucun doute les marchands de Stralsund sur les routes
de l’Ouest. S’il fallait en passer par une paire de fesses dans un bordel
miteux du Nord, Orion saurait donner de sa personne pour la grandeur de la
Cité…
La grande salle de
l’étage éveilla un peu son intérêt.
Si la décoration restait frustre et convenue - des colonnes de bois sculptées
d’animaux des steppes, des tentures de laine représentant des orgies aux
proportions discutables, des bougies parfumées -, il fallait reconnaitre que
les amateurs de jeu y trouvaient leur compte. Une dizaine de tables offraient
un vaste panel des jeux d’argents les plus courus. L’Amiral butina de table en
table, perdant plus qu’il ne gagnait, comme d’habitude. Il attaqua les alcools,
aussi, y trouvant, au milieu de crus médiocres, quelques bonnes surprises, dont
un vin de l’île de Kern qui avait traversé la moitié du monde pour arriver là.
Finalement, la soirée débutait mieux qu’il ne l’aurait pensé.
Jusqu’à ce qu’il se trouve attablé en face d’un masque de renard
des neiges. Deux yeux d’un bleu argenté, presque glacé, le dévisagèrent. Les
yeux les plus fascinants de la salle, assurément. Au-dessus du masque, une
crinière rousse, volcanique, semblait jaillir comme la promesse d’une
explosion. La femme ne quitta pas son regard un instant. Les cartes
s’enchaînaient, sans un mot. Les verres défilaient, et la renarde ne flanchait
pas. Orion n’avait jamais vu une femme lui tenir tête dans cet exercice. Ce qui
l’intrigua encore un peu plus. Ses yeux l’aspiraient comme un tourbillon. Ils
brillaient, étoiles joueuses dans un océan de glace.
Aucun des deux ne
parlait, mais l’Amiral eut l’impression qu’ils n’en
avaient pas besoin. Instinctivement, ils s’allièrent, et plumèrent deux
notables qui commirent l’erreur de s’installer à leurs côtés. Après quelques
parties et de nombreux verres, la femme se leva et le dévisagea.
-Que diriez-vous d’un petit bol d’air, monsieur le tigre ? chanta la voix
flûtée de la renarde.
Orion sourit et suivit sa
partenaire improvisée.
Décidément, il avait bien fait d’accepter cette soirée. Il ignorait cependant
qu’il entrait dans un maëlstrom d’emmerdes.
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