Six mois avaient
passé. Six mois de plus dans cet enfer
glacé des terres du Nord. A croire que le printemps n’existait pas. L’empereur
des steppes avait longtemps cru pouvoir franchir les montagnes et ravager le
continent, mais des rebellions incessantes sur ses arrières l’avaient contraint
à massacrer ses rivaux les uns après les autres. Orion, ambassadeur de
Stralsund, suivait donc une cour devenue itinérante, errant de village perdu en
bourgade fortifiée, en compagnie de sa tante, Roda, une vieille excentrique qui
louvoyait dans ce panier de vipères comme si elle était née là-dedans. Il la
soupçonnait d’ailleurs d’avoir une ascendance de crotale. Il s’efforçait de la
fuir dès que possible.
Lorsqu’elle mettait la main sur lui, elle prétendait « mettre du plomb dans sa cervelle de moineau » et le traitait comme un gosse, lui fourrant dans le crâne des listes interminables de dignitaires étrangers, les jeux d’alliance, les mythes et légendes locales… Bourrasques, quelle mégère !
Le réseau de sa vieille tante était tel qu’une noria de
messagers la dénichait toujours dans les auberges décrépies où elle se terrait.
Les vols des oiseaux messagers, les fameux palups colorés, dessinaient comme un
arc-en-ciel sur les toits enneigés. La vieille complotait, c’était certain.
L’Amiral, lui, plongeait semaine après semaine dans une
dépendance affective inattendue, qui le contrariait au plus haut point.
Après la première nuit, la renarde l’avait invité en bonne et
due forme à la Cour. La fille de l’empereur avait salué l’ambassadeur de la
grande république maritime, ils s’étaient échangé les banalités d’usage en
public. Mais le regard bleu de glace et les cheveux roux frisés, volcaniques,
indiquaient tout autre chose. Cette femme… non, ce n’était pas un ouvrage rare
qu’elle voulait, pas un coffre d’épices ou des bijoux finement taillés. La nuit
qui avait suivi fut la plus torride de la vie d’Orion. Et il en avait pourtant
vu de belles dans les bordels du Sud…
Ferré comme un poisson, il avait enchaîné les invitations. Une
chasse dans les bois ? Encore un prétexte pour une partie de jambes en l’air en
pleine neige. La découverte des sources chaudes ? Inutile de préciser. Cora,
fille du type le plus dingue du continent, jouait avec les limites de la
décence à chaque entrevue, allumait l’Amiral au vu et au su de tous. Et lui,
comme un idiot, suivait. Elle ne lui laissait aucun répit.
Oh, il avait bien
essayé de lutter. Décliné des
invitations, tenté de visiter un village pourri ou deux, histoire de prendre un
minimum de distance. Rien à faire.
Il endormait son
anxiété à grand renfort d’alcools
douteux toute la journée, priant pour que le père de la donzelle ne voit pas
comme une déclaration de guerre ces soirées intimes.
Après deux mois de ce traitement, Orion abdiqua et admit qu’il
ne pouvait plus se passer d’elle. Le sexe, bien sûr, mais aussi sa
conversation, son humour, son sens de l’ironie, son audace, sa joie de vivre, son
goût des arts et des lettres, étonnant si loin des grands centres culturels… et
de l’alcool, bien sûr.
Quelques semaines
plus tard, alors que toute la domesticité
faisait mine d’ignorer ce qui se passait - autant dire que toute la Cour était
au courant - l’ambassadeur Orion et l’héritière Cora s’affichaient régulièrement
aux manifestations protocolaires. Ils gardaient une distance convenable, une
déférence de rigueur, mais retenaient des fous rires complices qui, de toute
façon, se régleraient sous une peau de bête, dans un coin sombre, un sauna ou
n’importe quel lieu - adapté ou non.
Elle le menait par
le bout du… nez, décida Orion, un peu honteux
malgré lui en songeant à ce que répétait toujours son ami Mark : il avait
trouvé la femme de sa vie, et elle faisait de lui sa chose.
Et après six mois à se fréquenter, à jouer double jeu, Cora,
maligne comme une renarde, l’avait amené exactement où elle voulait. Cela se
passa après une nouvelle nuit d’amour qui l’avait laissé haletant sur le bord
de la couche.
-Orion, mon
jolicoeur, ronronna-t-elle. J’ai besoin
d’aide.
-Mmm ? Tout ce que
tu veux, répondit-il comme un automate, encore
sonné par ces ébats.
D’une voix chevrotante, terrorisée, elle murmura à son
oreille :
-Aide-moi à fuir mon père. Emmène-moi loin d’ici…
**
-Bougre de petit
con ! As-tu la moindre idée de ce que tu me demandes ?
La vieille tante
Roda hurlait. Orion, la tête comme un melon après une longue
lutte avec une bouteille de… “vrange”, grimaça.
-Pas si fort,
tantine…
-Pas si fort ? PAS
SI FORT ? Mais c’est une guerre que tu vas
déclencher, bougre d’andouille !
-Mais c’est elle qui…
-Et alors ? Que crois-tu ? Tu es juste un outil
pour elle ! Elle t’utilise, et sûrement sur ordre de Boskhan ! C’est
le prétexte qu’il attend ! C’est lui qui a demandé ta présence en tant
qu’ambassadeur ! Tu veux ruiner tout mon travail ? D’où viennent les
révoltes sur ses bases arrières, d’après toi ?
-Mais… je l’aime…
Roda fulminait, mais cette phrase interrompit ses cent pas.
Elle explosa.
-L’amour !
Ben voyons ! Par la Dame, tu es pire que ton père !
L’Amiral, surpris, haussa un sourcil intrigué. Il avait peu
connu son père, mort alors qu’il était tout petit.
-Comment ça ?
Roda soupira. Son
visage trahissait une immense fatigue, comme si toute sa colère s’était évaporée d’un coup.
-Ton père… un sacré gaillard, oui…
L’ambassadrice de quatre-vingts ans s’affala dans un fauteuil,
et faisait soudain son âge. Elle laissa un instant son regard perdu dans le
vide, et raconta la vie dissolue de son neveu. Le père d’Orion, plutôt du genre
“une femme dans chaque port”, multipliait les frasques coûteuses au parfum de
scandale. Les dirigeants familiaux fermaient les yeux et les étouffaient. Il
commit finalement l’excès de trop : un mariage secret qui provoqua un
début de guerre civile sur une île des mers du sud.
-Et, bon sang ne
saurait mentir, toi, c’est à l’échelle d’un continent… du
monde même ! Bougre de petit…
Embarrassé, Orion, soudain plus lucide, se dandina sur sa chaise. Il
se confia comme il ne s’était jamais confié à personne - sauf à Mark, bien sûr.
Envolés, son indifférence, son ennui, sa désinvolture. Il raconta tout ce que
Cora lui avait expliqué sous le sceau du secret. Comment Boskhan, empereur du
nord, avait fait assassiner toute sa parentèle, sauf elle. Les manigances, les
coups tordus. Sa brutalité, surtout. Les coups, qui l’avaient laissée plus
d’une fois sur le carreau, le corps meurtri - mais jamais le visage. Boskhan ne
touchait jamais à son visage. C’était son arme, et, sans vergogne, il avait
utilisé sa fille comme une putain pour piéger ses opposants, séduire ou faire
chanter… C’est ce qu’il voulait faire avec Orion. Mais cette fois, Cora se
rebellait.
-Je le hais, c’est
ce qu’elle dit tout le temps. Elle cherche un asile. N’est-ce pas la devise même de Stralsund, tantine ?
-Bougre de petit
con… souffla Roda, mais avec un ton
affectueux.
Roda avait la
politique dans le sang. Elle savait que son action avait retardé l’inévitable.
Boskhan comptait bien piller les terres du sud et attaquerait un jour
Stralsund. Elle n’avait fait que gagner du temps. Cette romance à deux sous de
son neveu… Bien sûr qu’elle allait l’aider. Ce
n’était qu’une question de temps, de moyens et d’organisation.
Trois semaines
plus tard, la cour migrait vers l’Est.
Vers la mer, vers le port où était amarré le Stralsund, son navire. Leur
seule chance de s’échapper.
Ils profitèrent d’une soirée de beuverie traditionnelle, lorsque tous
les dignitaires de l’empire furent réunis, pour s’éclipser. Orion et Cora
firent bien attention d’être vus séparément, assistèrent à quelques spectacles
barbares avec le sourire, enchaînèrent les verres, bien sûr. Ils simulèrent
l’ivresse, chacun de leur côté, et inventèrent des maux de ventre afin de
rejoindre un lieu d’aisance. Là, des marins de Stralsund envoyés par Roda les
grimèrent en serviteurs et les menèrent aux caves. Des agents de l’ambassadrice
les cachèrent dans des tonneaux à peine propres, et les firent rouler vers une
charrette. Direction le port. La liberté, peut être…
Boskhan avait des
agents partout. Rien ne lui échappait. A
peine les amarres larguées, le son de trompes d’alerte déchira l’air. La chasse
commença.
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