lundi 27 septembre 2021

Orion (3)

 

Six mois avaient passé. Six mois de plus dans cet enfer glacé des terres du Nord. A croire que le printemps n’existait pas. L’empereur des steppes avait longtemps cru pouvoir franchir les montagnes et ravager le continent, mais des rebellions incessantes sur ses arrières l’avaient contraint à massacrer ses rivaux les uns après les autres. Orion, ambassadeur de Stralsund, suivait donc une cour devenue itinérante, errant de village perdu en bourgade fortifiée, en compagnie de sa tante, Roda, une vieille excentrique qui louvoyait dans ce panier de vipères comme si elle était née là-dedans. Il la soupçonnait d’ailleurs d’avoir une ascendance de crotale. Il s’efforçait de la fuir dès que possible.

Lorsqu’elle mettait la main sur lui, elle prétendait « mettre du plomb dans sa cervelle de moineau » et le traitait comme un gosse, lui fourrant dans le crâne des listes interminables de dignitaires étrangers, les jeux d’alliance, les mythes et légendes locales… Bourrasques, quelle mégère !

Le réseau de sa vieille tante était tel qu’une noria de messagers la dénichait toujours dans les auberges décrépies où elle se terrait. Les vols des oiseaux messagers, les fameux palups colorés, dessinaient comme un arc-en-ciel sur les toits enneigés. La vieille complotait, c’était certain.

L’Amiral, lui, plongeait semaine après semaine dans une dépendance affective inattendue, qui le contrariait au plus haut point.

Après la première nuit, la renarde l’avait invité en bonne et due forme à la Cour. La fille de l’empereur avait salué l’ambassadeur de la grande république maritime, ils s’étaient échangé les banalités d’usage en public. Mais le regard bleu de glace et les cheveux roux frisés, volcaniques, indiquaient tout autre chose. Cette femme… non, ce n’était pas un ouvrage rare qu’elle voulait, pas un coffre d’épices ou des bijoux finement taillés. La nuit qui avait suivi fut la plus torride de la vie d’Orion. Et il en avait pourtant vu de belles dans les bordels du Sud…

Ferré comme un poisson, il avait enchaîné les invitations. Une chasse dans les bois ? Encore un prétexte pour une partie de jambes en l’air en pleine neige. La découverte des sources chaudes ? Inutile de préciser. Cora, fille du type le plus dingue du continent, jouait avec les limites de la décence à chaque entrevue, allumait l’Amiral au vu et au su de tous. Et lui, comme un idiot, suivait. Elle ne lui laissait aucun répit.

Oh, il avait bien essayé de lutter. Décliné des invitations, tenté de visiter un village pourri ou deux, histoire de prendre un minimum de distance. Rien à faire.

Il endormait son anxiété à grand renfort d’alcools douteux toute la journée, priant pour que le père de la donzelle ne voit pas comme une déclaration de guerre ces soirées intimes.

Après deux mois de ce traitement, Orion abdiqua et admit qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Le sexe, bien sûr, mais aussi sa conversation, son humour, son sens de l’ironie, son audace, sa joie de vivre, son goût des arts et des lettres, étonnant si loin des grands centres culturels… et de l’alcool, bien sûr.

Quelques semaines plus tard, alors que toute la domesticité faisait mine d’ignorer ce qui se passait - autant dire que toute la Cour était au courant - l’ambassadeur Orion et l’héritière Cora s’affichaient régulièrement aux manifestations protocolaires. Ils gardaient une distance convenable, une déférence de rigueur, mais retenaient des fous rires complices qui, de toute façon, se régleraient sous une peau de bête, dans un coin sombre, un sauna ou n’importe quel lieu - adapté ou non.

Elle le menait par le bout du… nez, décida Orion, un peu honteux malgré lui en songeant à ce que répétait toujours son ami Mark : il avait trouvé la femme de sa vie, et elle faisait de lui sa chose.

Et après six mois à se fréquenter, à jouer double jeu, Cora, maligne comme une renarde, l’avait amené exactement où elle voulait. Cela se passa après une nouvelle nuit d’amour qui l’avait laissé haletant sur le bord de la couche.

-Orion, mon jolicoeur, ronronna-t-elle. J’ai besoin d’aide.

-Mmm ? Tout ce que tu veux, répondit-il comme un automate, encore sonné par ces ébats.

D’une voix chevrotante, terrorisée, elle murmura à son oreille :

-Aide-moi à fuir mon père. Emmène-moi loin d’ici…

 

**

-Bougre de petit con ! As-tu la moindre idée de ce que tu me demandes ?

La vieille tante Roda hurlait. Orion, la tête comme un melon après une longue lutte avec une bouteille de… “vrange”, grimaça.

-Pas si fort, tantine

-Pas si fort ? PAS SI FORT ? Mais c’est une guerre que tu vas déclencher, bougre d’andouille !

-Mais c’est elle qui…

-Et alors ? Que crois-tu ? Tu es juste un outil pour elle ! Elle t’utilise, et sûrement sur ordre de Boskhan ! C’est le prétexte qu’il attend ! C’est lui qui a demandé ta présence en tant qu’ambassadeur ! Tu veux ruiner tout mon travail ? D’où viennent les révoltes sur ses bases arrières, d’après toi ?

-Mais… je l’aime…

Roda fulminait, mais cette phrase interrompit ses cent pas. Elle explosa.

-L’amour ! Ben voyons ! Par la Dame, tu es pire que ton père !

L’Amiral, surpris, haussa un sourcil intrigué. Il avait peu connu son père, mort alors qu’il était tout petit.

-Comment ça ?

Roda soupira. Son visage trahissait une immense fatigue, comme si toute sa colère s’était évaporée d’un coup.

-Ton père… un sacré gaillard, oui…

L’ambassadrice de quatre-vingts ans s’affala dans un fauteuil, et faisait soudain son âge. Elle laissa un instant son regard perdu dans le vide, et raconta la vie dissolue de son neveu. Le père d’Orion, plutôt du genre “une femme dans chaque port”, multipliait les frasques coûteuses au parfum de scandale. Les dirigeants familiaux fermaient les yeux et les étouffaient. Il commit finalement l’excès de trop : un mariage secret qui provoqua un début de guerre civile sur une île des mers du sud.

-Et, bon sang ne saurait mentir, toi, c’est à l’échelle d’un continent… du monde même ! Bougre de petit…

Embarrassé, Orion, soudain plus lucide, se dandina sur sa chaise. Il se confia comme il ne s’était jamais confié à personne - sauf à Mark, bien sûr. Envolés, son indifférence, son ennui, sa désinvolture. Il raconta tout ce que Cora lui avait expliqué sous le sceau du secret. Comment Boskhan, empereur du nord, avait fait assassiner toute sa parentèle, sauf elle. Les manigances, les coups tordus. Sa brutalité, surtout. Les coups, qui l’avaient laissée plus d’une fois sur le carreau, le corps meurtri - mais jamais le visage. Boskhan ne touchait jamais à son visage. C’était son arme, et, sans vergogne, il avait utilisé sa fille comme une putain pour piéger ses opposants, séduire ou faire chanter… C’est ce qu’il voulait faire avec Orion. Mais cette fois, Cora se rebellait.

-Je le hais, c’est ce qu’elle dit tout le temps. Elle cherche un asile. N’est-ce pas la devise même de Stralsund, tantine ?

-Bougre de petit con… souffla Roda, mais avec un ton affectueux.

Roda avait la politique dans le sang. Elle savait que son action avait retardé l’inévitable. Boskhan comptait bien piller les terres du sud et attaquerait un jour Stralsund. Elle n’avait fait que gagner du temps. Cette romance à deux sous de son neveu… Bien sûr qu’elle allait l’aider. Ce n’était qu’une question de temps, de moyens et d’organisation.

Trois semaines plus tard, la cour migrait vers l’Est. Vers la mer, vers le port où était amarré le Stralsund, son navire. Leur seule chance de s’échapper.

Ils profitèrent d’une soirée de beuverie traditionnelle, lorsque tous les dignitaires de l’empire furent réunis, pour s’éclipser. Orion et Cora firent bien attention d’être vus séparément, assistèrent à quelques spectacles barbares avec le sourire, enchaînèrent les verres, bien sûr. Ils simulèrent l’ivresse, chacun de leur côté, et inventèrent des maux de ventre afin de rejoindre un lieu d’aisance. Là, des marins de Stralsund envoyés par Roda les grimèrent en serviteurs et les menèrent aux caves. Des agents de l’ambassadrice les cachèrent dans des tonneaux à peine propres, et les firent rouler vers une charrette. Direction le port. La liberté, peut être…

Boskhan avait des agents partout. Rien ne lui échappait. A peine les amarres larguées, le son de trompes d’alerte déchira l’air. La chasse commença.

 

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