Cela faisait deux
jours qu’Orion tentait toutes les manœuvres
de son répertoire afin de distancer la flotte du seigneur de guerre. Il lui
avait fallu toute son expertise pour diriger son navire, le Stralsund,
en suivant les vents et courants. Cora s’étonnait encore de la transformation
radicale de son compagnon. S’il se montrait prévenant et s’inquiétait de son
bien-être, il n’avait pourtant pas quitté son poste, ni rejoint sa cabine. A
peine un verre de vin coupé d’eau douce et un quignon de pain, engloutis sans
même y faire attention.
L’homme, concentré sur sa tâche, ne ressemblait pas au dandy fanfaron qu’elle connaissait. Calé sur la barre, il lançait des ordres d’un ton sans réplique. Autour de lui, tout l’équipage s’activait, manipulait les voiles et les cordages sans aucun doute. La jeune femme ne s’attendait pas à ce que l’équipage respecte autant celui qu’elle n’avait connu que comme un désinvolte alcoolique. La mer transfigurait son allié de circonstance. Il lui semblait… à sa place. Vraiment lui-même. Elle commença à y croire.
**
-Ils nous collent
toujours aux basques, mon amiral, annonça
le maître charpentier.
Orion grogna.
-Je sais bien, lâcha-t-il. Cinq jours qu’ils s’accrochent comme des morpions
sur un vérolé.
-Je distingue cinq
voiles, annonça Cora d’une voix blanche, l’œil
collé à la longue-vue.
Cinq contre un.
Heureusement, le Stralsund était
l’un des navires les plus rapides de la flotte. Avec un peu de chance, ils
parviendraient à les distancer.
**
Le soleil se
couchait pour la sixième fois depuis leur départ du port.
Orion tournait sa lunette depuis la poupe. Au loin, huit voiles se détachaient
désormais sur l’horizon, leurs teintes rose-orangées se découpant sur un ciel
de plus en plus noir. L’Amiral poussa un soupir d’agacement. Le Stralsund
était rapide, mais leurs poursuivants, de plus en plus nombreux, ne cédaient
rien. Bourrasques ! Où diable Boskhan avait-il déniché une flotte
pareille ? C’était un seigneur des steppes… Une alliance ? Il fallait
absolument prévenir le Consul. La situation était sans doute pire que ne le
pensait sa tante.
La distance qui séparait son navire de ses poursuivants
n’évoluait ni dans un sens, ni dans l’autre. Cora vint se glisser à ses côtés.
La jeune femme se mordillait les lèvres, inquiète. Son amant n’avait quasiment
pas dormi depuis leur embarquement, et des cernes témoignaient de son
épuisement.
**
Orion guidait le navire plein sud depuis dix jours. Mais les vents,
contrariants, avaient ralenti le Stralsund. Les voiles de leurs
poursuivants semblaient gagner du terrain. L’Amiral pesta. Il se creusa le
cerveau, à la recherche d’une idée folle. Les îles de l’Est ? Peut-être
parviendrait-il à éliminer un imprudent ou deux sur les hauts fonds. Louvoyer
contre le vent ? Non, si leurs poursuivants avaient, comme le pensait sa tante
Roda, monté des canons à bord… Il frémit à cette pensée. Le Consul avait
expressément interdit d’installer des canons sur ce navire amiral. Il éprouvait
la peur panique que Boskhan confisque le navire et s’empare de cette
technologie.
-Par la Dame ! jura l’Amiral.
Au sud, Orion passerait forcément au large de Kimberley, la
cité lacustre, rivale commerciale de Stralsund. Et qui avait probablement forgé
une alliance avec Boskhan : il avait cru reconnaitre le blason de ces
enfoirés parmi leurs chasseurs. On pouvait s’attendre à voir déferler les
hordes des steppes à travers le continent, pendant que la flotte de Kimberley
viendrait créer un blocus. Il n’osait même pas penser au sort de sa tante Roda
et de son personnel de l’ambassade.
-Orion, que vas-tu faire ? demanda Cora.
-Le sud est bloqué par la flotte de Kimberley,
expliqua-t-il. Il ne reste que l’Est. Mais il n’y a rien au-delà des quelques
iles poissonneuses. Rien que des légendes de marins. Le bord du monde, une
tempête infranchissable, des monstres, des géants sans tête et autres fadaises
comme les tours blanches…
-Les tours blanches ?
-Une vieille histoire que me racontait ma mère. Elle me
disait que loin à l’est, des capitaines avaient survécu aux tempêtes terribles
qui font rage au-delà des îles. Qu’ils y avaient trouvé une terre inconnue, et
aperçu une ville de hautes tours blanches, avant d’être à nouveau avalés par
les orages et renvoyés vers chez nous… C’est un conte pour faire peur aux
gamins… Bourrasques, les tours blanches !
Orion, le visage ravagé par la fatigue, les yeux injectés de
sang, décida.
-Au point où on en est… Droit vers la tempête, c’est le
risque à prendre pour les perdre dans les brumes. Je cherchais du nouveau… si
les tours blanches existent, je serai le premier à le prouver !
Orion haussa le ton et s’adressa à ses hommes. « On va
voir s’ils savent naviguer dans l’orage ! Nous sommes le meilleur équipage
du monde ! Par la Dame, nous passerons ! » hurla-t-il.
Les marins lancèrent un cri de
guerre, le poing dressé vers les étoiles.
**
-Attention !
Une voile se déchira. Ses pans laminés battaient au gré d’un vent
effroyable. Le navire ballotté par les flots sembla pousser un cri d’horreur. Les vergues craquaient sous l’impact de l’orage. Plusieurs
se brisèrent et projetèrent sur le pont des éclats de bois qui déchiquetèrent
un malheureux. Les marins détrempés luttaient contre la colère divine.
L’Amiral s’arc-boutait sur le gouvernail et hurlait ses consignes. Personne ne
l’entendait. Le tonnerre masquait sa voix rauque, douloureuse d’avoir tant
défié les éléments.
Oui, c’était entre lui et elle. La tempête voulait le punir. Elle
était déterminée à briser sa volonté, à se venger de son défi, à lui interdire
le passage. L’homme, le regard fou, insultait les nuages noirs zébrés
d’éclairs.
-Bourrasques !
Je passerai, tu m’entends ? Tu ne nous auras pas !
La bave aux lèvres, le visage mangé par une barbe mitée par l’eau salée,
l’Amiral tenait bon. Bandant ses muscles, il tournait sa roue afin de présenter
le flanc du navire à la vague de dix mètres qui s’annonçait. Il résistait.
Qu’importait s’il ne voyait plus son équipage. Il savait qu’il tiendrait. Les
passagers de ce frêle esquif n’avaient pas le choix. La moindre erreur serait
fatale à tous les hommes et les femmes à bord.
Tout le navire
grinça, craqua, secoué par des paquets
d’eau. A peine distingua-t-on le hurlement de terreur d’un marin emporté par
une lame. L’Amiral ferait le compte après. Il y aura un monde, après, se
persuadait-il.
Dans ce noir d’encre, secoués comme dans une bouteille, les marins ne se
voyaient plus. A peine une lueur pâle d’un fanal subsistait, à la proue, faible
illusion de la survivance des hommes sur les mers de la Dame. La maîtresse
capricieuse des flots n’appréciait pas que l’on vienne se pavaner dans son
domaine.
Mais l’Amiral n’avait pas le choix. Il avait foncé en plein vers la tempête, droit au cœur de l’orage, droit
vers ce bourrasque de conte pour enfants. Les douze navires de guerre avaient
abandonné la poursuite. Maintenant, tout se jouerait entre lui et la Dame.
**
-Et là-bas, à ta droite… la constellation d’Orion. C’est la plus
belle du ciel. Ma préférée…
Pourquoi sa mère lui disait-elle cela ? Elle était morte depuis
longtemps. L’Amiral la voyait pourtant, brumeuse. Il ne reconnaissait qu’un
sourire perdu autour d’une masse de cheveux ondulés. Derrière, il distinguait
un ciel noir d’encre, parsemé d’étoiles. Le décor se fondit comme si le rideau
s’effondrait sur lui-même. Le tissu prit vie, des creux, des vagues de plus en
plus hauts. Tiens, il était à bord d’un navire.
Les yeux hagards,
Orion assista, impuissant, à la chute
de ses voiles, de ses mâts. Bientôt les bordages tombèrent dans l’eau les uns
après les autres. Il tenta de hurler, mais aucun son ne sortit. Où était son
équipage ? Il ne lui resta bientôt qu’une planche sous les pieds.
Son regard fut
attiré par une seule étoile, loin, au-dessus
de sa tête - la préférée de sa mère. Elle devint floue, indistincte. Soudain,
il eut conscience que le ciel avait la consistance du verre. Il se pencha par-dessus
le bastingage… il flottait maintenant sur un bouchon perdu dans un liquide
d’une couleur indéterminée. Il naviguait dans une bouteille d’alcool et des
oiseaux au rire étrange se moquaient de lui.
Orion affermit sa
détermination. Il se focalisa sur
l’étoile. C’était la seule chose qui comptait. Celle-ci se transforma et prit
le visage de sa mère, puis de Mark, puis de sa tante Roda, puis de Cora. Un
renard blanc l’accompagnait. Peu à peu un autre visage apparut. Celui de la
Dame, gardienne des océans, qui le regardait d’un air sévère.
-Olsen… vous aviez promis. Vous aviez promis que vous ne
reviendriez jamais.
-Je n’avais pas le choix, gémit-il.
Il implora la clémence de la divinité, mit en avant sa bonne foi. Le secret serait
bien gardé, assurait-il.
-Plus pour
longtemps, maintenant, répondit la Dame.
La tristesse de l’esprit afflua aux coins de ses yeux gigantesques. Des
larmes coulèrent, inondant peu à peu la scène. Orion pleura aussi, immobile,
incapable de bouger, eut bientôt de l’eau jusqu’aux genoux… aux hanches… à la
poitrine… au cou… Incapable de bouger, il se noyait. Son cri paniqué déchira
l’air. Et le réveilla.
Il reprit
conscience. Il distingua en premier l’odeur
de renfermé de sa cabine, mêlé à un parfum d’ambre. Il tourna la tête. Cora sommeillait,
couchée en chien de fusil par terre, enroulée dans une couverture. La bouche
pâteuse, l’Amiral s’assit sur le bord de sa couchette, ce qui réveilla la jeune
femme.
-Enfin ! Trois
jours que tu délires…
Folle de joie,
elle se jeta à son cou. Orion, soulagé, l’entoura
de ses bras engourdis.
-Où en est-on ? finit-il par demander, la bouche pâteuse.
-Encalminés… mais le vent se lève, enfin, d’après le bosco.
Orion quitta sa
cabine, Cora à son bras. Les marins survivants
l’acclamèrent, lui tapèrent dans le dos en riant. Heureux d’être en vie,
d’avoir franchi l’impensable : le mur mythique de la mer des Tempêtes.
Le navire
bougeait, lentement. Un vent timide les poussa pendant quelques heures. Vers l’Est, vers l’inconnu. Le Stralsund, bien abîmé, ne
pouvait que suivre. Il exigeait trop de réparations. En fin d’après-midi, alors
qu’Orion donnait ses premières consignes, un cri inattendu survint de la vigie.
-Terre ! Terre ! A
l’Est !
Les matelots se ruèrent sur le bastingage, cherchant à distinguer les formes
du rivage. Des mouettes survolèrent le navire.
Orion s’empara de sa lunette, et la porta à son œil. Au loin, il
distingua… comme de gigantesques tours blanches.
Petit à petit, les formes prirent de la consistance, de grands
bâtiments tout en hauteur, blancs comme la craie. Les marins poussèrent des
cris de joie, mêlés de peur, perdus dans leurs superstitions. Avaient-ils
franchi le territoire des morts ? Etaient-ils dans les terres de la
Dame ?
Incrédule, Orion murmura : “Bourrasques… Les Tours Blanches…
elles existent bien et bien !”
Bientôt, d’autres formes apparurent. Rondes, elles parurent
quitter la terre, et une dizaine de ces formes gagnèrent le ciel. Elles
paraissaient se rapprocher.
-Par la Dame… mais
c’est quoi ces choses, souffla Orion, les yeux exorbités.
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