mardi 9 juin 2020

Diane (5)

Nom des dieux. C’était ça, une maison de riche ? Le plafond, peint d’une fresque colorée aux détails subtils, l’écrasait à une hauteur vertigineuse. Le vestibule aurait pu loger une vingtaine de familles et annonçait un escalier à deux branches, de marbre blanc veiné de noir. Diane distingua une enfilade de pièces sur un couloir à gauche, et, à droite, une pièce incroyable.

Les yeux ronds et la bouche grande ouverte, elle serra la main sur son dé fétiche à s’en faire mal aux phalanges. La gamine suivit le capitaine et la belle dame comme un automate. Diane fut éblouie par des lustres rutilants, assourdie par le brouhaha des conversations, oppressée par la foule, assaillie par des parfums exotiques. Des serviteurs obséquieux avec leurs ridicules perruques poudrées naviguaient entre des îlots de riches marchands, qui conversaient en riant trop fort dans cet océan de richesses. Leurs regards faux lui firent penser à des bancs de requins. Ces espèces de monstres décrits par les pêcheurs sur les quais, qui encerclaient les navires, les bouches aux dents acérées… Enfin, c’est ce qu’elle imaginait. La fillette n’avait jamais pris la mer.

Au loin, tel un mirage, des tables ployaient sous le poids de viandes froides, fruits, légumes, pains… le tout découpé dans des formes étonnantes. L’estomac de la miséreuse gronda et elle retint un flot de salive.

-Diane, vous valez bien plus que tous ces paons, asséna la belle dame en se penchant vers elle.

-Qu’est-ce que je fais là ? trembla-t-elle.

-Ils sont comme sur les quais, mais chez eux, la saleté est à l’intérieur, la rassura Dorotéa. Vous vous souvenez de votre mission ? Bien. Je vous fais confiance. Allez manger un morceau, et tendez l’oreille.

Diane souffla un bon coup, hocha la tête et s’avança. Elle observa un temps les femmes fardées de couleurs criardes, puis décida de les imiter. Elle marcha, comme si le monde lui appartenait, et fila droit vers le buffet. Elle était à sa place, ici. Tout le monde ignorait qui elle était, d’où elle venait. Eux aussi avaient la courante quand ils mangeaient un truc pas frais. Bande de moules. Non, d’huîtres, c’était plus prestigieux. Mais ça puait autant.

L’orpheline chipa une assiette et commença à empiler des victuailles : rôti, petits pains, crevettes, et une pelleté de choses qu’elle n’identifia pas. Le repas fila à toute vitesse dans son gosier : des épices, de l’acidité, de l’amertume, du croquant, du flasque… Une partie de son butin dévia discrètement dans ses poches, au cas où. Elle ne savait même pas ce qu’elle mangeait.

Un verre de jus de fruits trop sucré lui rinça la gorge. Le ventre prêt à éclater, pas habitué à pareil traitement, l’apprentie espionne rôda dans ces eaux troubles, tendit l’oreille et chercha les autres enfants. Des rires éclatèrent en provenance d’une petite pièce, au fond de la grande salle de bal. Ses pas la menèrent dans une annexe où une poignée de gamins de son âge jouait à se poursuivre.

Seuls deux d’entre eux n’y participaient pas. A peu près de son âge, ils s’étaient isolés dans un coin de la salle. Une jeune fille aux longs cheveux blonds et aux yeux bleues, vêtue d’une tenue extravagante, et un jeune homme à la tenue plus sobre semblaient lancés dans une grande conversation. Diane examina le garçon et cria presque :

-Putain, Elias ? Qu’est-c’tu fous là ?

-Diane ? Bordel, mais et toi ? C’est quoi cette robe ?

-Et toi, ton costume, tu l’as fauché où ?

Les deux gosses des rues s’étudièrent, sous le regard ébahi de la jeune fille à la robe de satin richement brodée. Et ils éclatèrent de rire.

Diane (4)

 

Nom des dieux. Nerveuse, Diane tritura son dé dans sa poche. Elle voyageait toute pomponnée dans une calèche de rupins. Avec à ses côtés une dame magnifique dans une robe de bal, qui sentait le jasmin et la regardait avec tendresse…

Mince. C’était mieux que de castagner un gros dur pour une miche de pain…

Les maisons défilaient, puis l’attelage franchit la Stral, l’un des deux fleuves et accéda au quartier de la Citadelle, fermé par des barrières et des tas de gardes. Le capitaine donna un papier et un type en uniforme vint regarder à l’intérieur. Diane lui tira la langue et il recula, haussant le sourcil autant que les épaules, et leur fit signe de passer.

Au milieu des jardins et des palais, peu à peu éclairés de lampes à huile de baleine ou de brûlots, la gamine rousse écarquilla les yeux.

Le groupe s’arrêta devant un jardin qui annonçait un immeuble de pierre de trois étages, étrangement peint en jaune, surmonté d’un drapeau figurant une sorte de poisson à corne.

-L’ambassade de Narval, expliqua la belle dame.

Narval, elle savait juste que c’était une ville du nord qui vendait des choses précieuses, genre de l’ivoire ou des métaux. Des trucs de riches quoi.

Devant le bâtiment, le parc était peuplé de véhicules luxueux. Des hommes s’occupaient des chevaux, mais ils ne ressemblaient en rien aux palefreniers de la ville basse. Ceux-ci avaient des redingotes, pas des vestes trouées ou mangées aux mites. Ils ne crachaient pas leur tabac par terre, mais faisaient la révérence. Ils portaient une putain de perruque poudrée ! Diane retint un éclat de rire devant tant de ridicule.

Le capitaine et la belle dame franchirent une grille de métal ouvragée qui révéla un jardin jalonné d’arbres taillés en formes d’animaux. L’écuelle de ragoût était déjà loin. L’estomac dans les talons et les jambes alourdies par les lieues avalées tout au long de la journée, la messagère ne quitta pas d’un pouce les deux adultes. Les tenues des gens ! Des robes à volants, à dentelles, des bijoux brillants qui devaient valoir plusieurs vies. Un autre monde.

Des femmes patientaient à la porte avec le plus gros registre qu’elle ait jamais vu. Elles cherchèrent les noms des invités et la belle dame - Dorotéa - négocia l’entrée de la gamine. “C’est notre fille”, expliqua-t-elle.

Le cœur de Diane ne fit qu’un bond. Leur fille ? Elle ne l’avait jamais vue avant aujourd’hui…

Mais ce serait vachement bien d’avoir une mère aussi belle.