-Vous vous connaissez ? s’exclama la
jeune fille endimanchée.
-Ouaip ! C’est Diane, répondit Elias simplement.
-Diane ?
-Une copine des quais…
Un air de jalousie passa dans le regard de l’aristocrate.
Méfiante, elle toisa la gamine rousse, mais n’eut pas le temps de parler.
-Qu’est-c’tu fous là ? lança Diane.
-C’est une longue histoire…
Elias décrivit son exploration de la ville haute
en secret, sa découverte du jardin privé des Olsen, et sa rencontre avec
Inyanna, la fille du Consul. Celle-ci l’avait pris sous son aile et il allait
entrer à l’Académie dans quelques semaines.
-Vous êtes la fille du Consul ? cria Diane,
abasourdie.
-Oui.
-Bordel.
-Et vous ?
-Moi, j’suis la fille de personne… mais
j’accompagne le capitaine du guet et une belle dame, une chanteuse…
Le trio sympathisa très vite. La
bonne humeur d’Elias, un jeune homme brun au sourire permanent, apaisa les
tensions. Il fit de son mieux pour présenter les deux filles sous leur meilleur
jour, leur trouvant des points communs. Les gamins des rues racontèrent des
anecdotes truculentes des quais. Inyanna se révéla bon public, et se tordit de
rire sans aucune gêne. Elle-même connaissait un nombre d’histoires incroyables de
la Citadelle, comme ce riche marchand surpris le pourpoint aux chausses en
train d’uriner sur une statue vieille de quatre siècles.
-Mais pour quelle raison es-tu invitée
alors ? T’ont-ils adopté ?
Diane se figea. Adoptée ? Elle n’y
avait pas vraiment pensé. Ce matin même, elle faisait la queue à la boulangerie
et la journée avait filé comme dans un rêve. La messagère ne savait pas
vraiment ce qu’elle faisait là, à papoter avec la fille de l’homme le plus
puissant de la ville, comme si elles se connaissaient depuis toujours. Son dé
fétiche trouva sa main au fond de sa poche, et la rassura. Elle avait fait six,
pas vrai ?
-Madame Dorotéa m’a demandé d’ouvrir mes oreilles. De
rapporter ce que j’entendais.
-Alors allons-y, s’excita
Inyanna.
Oubliant le buffet et les jeux fades des autres enfants, le trio
décampa
et s’infiltra dans la grande salle.
Ils passèrent un moment très amusant à jouer les
espions, slalomant entre les convives et dévalisant les plateaux de petits
fours.
Diane entendit un marchand de Kimberley se plaindre d’une
attaque de pirates. Un représentant de Jade évoqua en confidence ses manigances
pour se faire élire à la Chambre des représentants, sans repérer une petite
rousse à ses côtés. Un riche négociant se vantait d’avoir acheté son portrait
peint par une artiste peintre de renom à Narval, nommée Sarah Cattermole. Un universitaire s’esclaffait en se moquant d’une Pauline Dubois, qui se
serait présentée à la faculté des sciences en réclamant le droit de s’inscrire.
Une femme, rendez-vous compte ?
Des
dizaines de vies, raillées ou admirées.
Les
secrets s’accumulèrent pendant deux heures, mettant à mal sa mémoire. Elle
décrypta les mouvements des uns et des autres, les minauderies des femmes et
les boniments des hommes, les jeux de séduction ou
les mensonges. Les riches étaient comme les pauvres, finalement. Ils se
trahissaient, magouillaient, volaient si besoin. Ils étaient juste mieux
habillés et ne sentaient pas le poisson. Quoique, cette matrone qui avait abusé
des dentelles agressait son odorat avec un mélange de musc et de sueur…
L’épuisement gagna Diane, qui retrouva ses
compères dans la salle des enfants. Ils se partagèrent leurs découvertes,
hurlant de rire aux imitations cocasses d’Elias, très fort pour reproduire les
tonalités des adultes. Inyanna, à la simplicité confondante, s’y mit à son
tour, se faisant passer pour une grosse bourgeoise de Safran, une île du sud,
gonflant ses joues de manière comique.
Lorsque Dorotéa vint la chercher, Diane avait le sourire
jusqu’aux oreilles. Les trois amis se promirent de se revoir très vite. La
fille du Consul la prit dans ses bras.
-Je suivrai ta carrière avec
attention, lui murmura Inyanna, complice.
Diane suivit la belle dame et le capitaine et sortit peu à
peu du rêve. La sortie de l’ambassade, la traversée du parc, le retour en
calèche vers le quartier de l’Académie… Oubliés, la musique, les senteurs
d’agrumes, les petits pains garnis de crème sucrée. La réalité glaciale la
reprit, alors que le sommeil la gagnait. Demain, elle serait de retour dans les
rues, à courir à travers la ville en quête de trois pièces. L’abattement la
gagna.
-Demain, jeune fille, vous vous présenterez au
guet des Pêcheurs afin de débuter votre formation. Vous serez logée au bâtiment
des novices, repas compris. Mais vous commencerez par faire votre rapport sur
la soirée. Il est trop tard pour cela, donc nous attendrons demain matin. Vous dormirez avec nous cette nuit
dans un lieu sûr.
-Logée ?
-Logée, nourrie, blanchie, comme on dit, sourit
Dorotéa. Et j’escompte bien vous voir gravir les échelons.
Une situation stable ? Des promotions ? Diane, les étoiles
dans les yeux, somnola bientôt, puis s’endormit. Le poing serré sur son dé,
elle rêva. Dans son rêve, le six
sortait encore, toujours.