La main de la belle dame était
douce et chaude. Elle la guidait à travers la foule en direction du quartier de
l’Académie. Diane y traînait rarement. Lorsque l’on allait pieds nus et vêtu de
guenilles, on s’y sentait comme une tache de
fraise sur un drap blanc. Les regards pleins de mépris de tous ces gens bien
habillés… le nez pincé, ils soupiraient d’agacement en la voyant. Bien fait
pour eux, salauds de riches.
Car bien sûr, son commerce l’y amenait parfois. La
gamine portait des messages, courait sur les pavés bien alignés, le long de
maisons de pierre blanche décorées de frises et de colonnades. Il y avait des
fleurs. Et pas de seaux de pisse lancés des fenêtres. Pas de cadavre de chien
bouffé par les rats et les vers. Pas d’odeur de poisson dégueulasse. Un
quartier trop propre, presque.
En temps normal, après une journée comme celle-ci, à courir en ville, Diane aurait dépensé une ou deux piécettes durement gagnées afin de s’offrir une brochette de viande indéterminée auprès d’un camelot. Peut-être un fruit pas trop pourri, avec de la chance. Elle aurait bu à même une fontaine, puis fait le tour de ses quelques planques potentielles pour y passer la nuit. Peut-être que s’y faire une place aurait exigé quelques horions, ou de défendre sa maigre bourse à l’aide de son petit couteau émoussé. Ou sa vie, selon les soirs.
Mais elle venait de manger un vrai repas chaud. Et maintenant, la
belle dame - Dorotéa - la tenait fermement. A ses côtés, deux agentes du guet, qui paraissaient sur le qui-vive.
L’une, la caporale dénommée Kiara, une petite brune nerveuse aux cheveux ondulés, détaillait la rue de ses yeux verts. Sa longue rapière lui battait les flancs,
et la gamine s’aperçut que sa main n’était jamais très loin du pommeau. De
temps en temps, son regard se portait sur Diane, avec l’esquisse d’un sourire
tendre.
L’autre, une grande femme longiligne,
paraissait plus jeune. Ceci dit, avec sa peau cuivrée et ses yeux étroits
inhabituels, difficile de se prononcer. Elle ne venait clairement pas de
Stralsund. Peu bavarde, la mâchoire carrée, ses longs cheveux noirs étaient réhaussés
d’une barrette de jade. Ses flancs arboraient un sabre incurvé d’un côté et un
long poignard de l’autre. On n’en voyait pas beaucoup, des comme elles. Diane
réfléchissait.
-Tu viens d’où, madame ?
-Triades.
Un bref mot, prononcé d’une voix
rauque, sans émotion. Triades… un matriarcat lointain du nord-est. Elle en
avait fait, du chemin.
-C’est ici.
Dorotéa guida les deux agentes et la gamine dans
une pension cossue, fleurie, qui sentait le jasmin, la cire, et d’autres odeurs
que Diane n’aurait jamais su identifier.
Qu’est-ce
que je fous là ? se
dit la petite.
Une heure plus tard, la gosse des rues avait disparu, dûment lavée,
récurée, recoiffée, maquillée, parfumée, habillée d’une robe bleue et de
souliers vernis. Nom des dieux.
Elle avait mal aux pieds. Sa robe la grattait. La tête
lui tournait, à cause du parfum capiteux. Elle avait envie de se planquer sous
une couverture trouée qui puait le poisson, mais qui, au moins, lui serait
familière. On la déguisait comme un chien savant. Elle avait eu beau
ronchonner, tempêter et ruer, les deux agentes l’avaient maîtrisée sans peine.
Et la belle dame lui avait parlé, de sa voix chaude, caressante. Ensorcelée,
c’était sûr.
A vingt heures, le capitaine, médailles rutilantes et grand uniforme,
attendait nerveusement devant la pension. Dorotéa, robe de satin, rubans, dentelles,
boucles d’oreilles d’argent, cheveux en cascade, lui avait coupé le sifflet. Ha ! Tout rouge, qu’il était, le héros de guerre… Diane se retint d’éclater de
rire. Car elle n’en menait finalement pas plus large. L’enfant triturait son dé
fétiche au fond d’une poche. Diane Chance, qu’on l’appelait sur les quais. Elle
avait profité d’un instant seule dans la pension pour le vérifier. Six, encore.
La femme se pencha vers elle.
– Si je vous ai fait venir, c'est que j'ai besoin de vous. Je
vous devine débrouillarde et vive d'esprit. Dans une
soirée d'ambassade, il y a toujours des enfants ici ou
là. Les enfants en savent toujours plus que ce que ne croient les parents. Je
vous demande donc une tâche simple : parlez peu, écoutez beaucoup, mémorisez bien,
et vous me serez d'une aide précieuse. Vous sentez-vous à la hauteur de cette
mission d'espionnage ?
Espionne ! Trop génial ! Diane
sourit et hocha la tête. Tu parles qu’elle allait les fumer, les rupins.
Écouter, c’était son métier. Dire qu’elle rêvait d’une couverture puant la
morue. Ha !
La ville n’avait qu’à bien se tenir : Diane Chance infiltrait l’ambassade de Narval, quoi que puisse être une ambassade. Dans la citadelle. Le quartier haut… là, elle n’y avait jamais mis les pieds. On n’y entrait pas facilement. Il fallait franchir les fleuves. Puis, montrer tout un tas de papiers importants. Il y avait des palais, des jardins. Elle espéra juste que la belle dame était sincère. On savait trop bien, quartier des Pêcheurs, que les pourritures de riches aimaient beaucoup enlever des gamins, qu’on ne revoyait jamais. Mais Diane avait planqué son couteau le long d’une chaussette. Elle avait fait un six. Elle était prête, au cas où…