mardi 14 avril 2020

Diane (3)

La main de la belle dame était douce et chaude. Elle la guidait à travers la foule en direction du quartier de l’Académie. Diane y traînait rarement. Lorsque l’on allait pieds nus et vêtu de guenilles, on s’y sentait comme une tache de fraise sur un drap blanc. Les regards pleins de mépris de tous ces gens bien habillés… le nez pincé, ils soupiraient d’agacement en la voyant. Bien fait pour eux, salauds de riches.

Car bien sûr, son commerce l’y amenait parfois. La gamine portait des messages, courait sur les pavés bien alignés, le long de maisons de pierre blanche décorées de frises et de colonnades. Il y avait des fleurs. Et pas de seaux de pisse lancés des fenêtres. Pas de cadavre de chien bouffé par les rats et les vers. Pas d’odeur de poisson dégueulasse. Un quartier trop propre, presque.

En temps normal, après une journée comme celle-ci, à courir en ville, Diane aurait dépensé une ou deux piécettes durement gagnées afin de s’offrir une brochette de viande indéterminée auprès d’un camelot. Peut-être un fruit pas trop pourri, avec de la chance. Elle aurait bu à même une fontaine, puis fait le tour de ses quelques planques potentielles pour y passer la nuit. Peut-être que s’y faire une place aurait exigé quelques horions, ou de défendre sa maigre bourse à l’aide de son petit couteau émoussé. Ou sa vie, selon les soirs.

Mais elle venait de manger un vrai repas chaud. Et maintenant, la belle dame - Dorotéa - la tenait fermement. A ses côtés, deux agentes du guet, qui paraissaient sur le qui-vive. 

L’une, la caporale dénommée Kiara, une petite brune nerveuse aux cheveux ondulés, détaillait la rue de ses yeux verts. Sa longue rapière lui battait les flancs, et la gamine s’aperçut que sa main n’était jamais très loin du pommeau. De temps en temps, son regard se portait sur Diane, avec l’esquisse d’un sourire tendre.

L’autre, une grande femme longiligne, paraissait plus jeune. Ceci dit, avec sa peau cuivrée et ses yeux étroits inhabituels, difficile de se prononcer. Elle ne venait clairement pas de Stralsund. Peu bavarde, la mâchoire carrée, ses longs cheveux noirs étaient réhaussés d’une barrette de jade. Ses flancs arboraient un sabre incurvé d’un côté et un long poignard de l’autre. On n’en voyait pas beaucoup, des comme elles. Diane réfléchissait.

-Tu viens d’où, madame ?

-Triades.

Un bref mot, prononcé d’une voix rauque, sans émotion. Triades… un matriarcat lointain du nord-est. Elle en avait fait, du chemin.

-C’est ici.

Dorotéa guida les deux agentes et la gamine dans une pension cossue, fleurie, qui sentait le jasmin, la cire, et d’autres odeurs que Diane n’aurait jamais su identifier.

Qu’est-ce que je fous là ? se dit la petite.

Une heure plus tard, la gosse des rues avait disparu, dûment lavée, récurée, recoiffée, maquillée, parfumée, habillée d’une robe bleue et de souliers vernis. Nom des dieux.

Elle avait mal aux pieds. Sa robe la grattait. La tête lui tournait, à cause du parfum capiteux. Elle avait envie de se planquer sous une couverture trouée qui puait le poisson, mais qui, au moins, lui serait familière. On la déguisait comme un chien savant. Elle avait eu beau ronchonner, tempêter et ruer, les deux agentes l’avaient maîtrisée sans peine. Et la belle dame lui avait parlé, de sa voix chaude, caressante. Ensorcelée, c’était sûr.

A vingt heures, le capitaine, médailles rutilantes et grand uniforme, attendait nerveusement devant la pension. Dorotéa, robe de satin, rubans, dentelles, boucles d’oreilles d’argent, cheveux en cascade, lui avait coupé le sifflet. Ha ! Tout rouge, qu’il était, le héros de guerre… Diane se retint d’éclater de rire. Car elle n’en menait finalement pas plus large. L’enfant triturait son dé fétiche au fond d’une poche. Diane Chance, qu’on l’appelait sur les quais. Elle avait profité d’un instant seule dans la pension pour le vérifier. Six, encore.

La femme se pencha vers elle.

– Si je vous ai fait venir, c'est que j'ai besoin de vous. Je vous devine débrouillarde et vive d'esprit. Dans une soirée d'ambassade, il y a toujours des enfants ici ou là. Les enfants en savent toujours plus que ce que ne croient les parents. Je vous demande donc une tâche simple : parlez peu, écoutez beaucoup, mémorisez bien, et vous me serez d'une aide précieuse. Vous sentez-vous à la hauteur de cette mission d'espionnage ?

Espionne ! Trop génial ! Diane sourit et hocha la tête. Tu parles qu’elle allait les fumer, les rupins. Écouter, c’était son métier. Dire qu’elle rêvait d’une couverture puant la morue. Ha !

La ville n’avait qu’à bien se tenir : Diane Chance infiltrait l’ambassade de Narval, quoi que puisse être une ambassade. Dans la citadelle. Le quartier haut… là, elle n’y avait jamais mis les pieds. On n’y entrait pas facilement. Il fallait franchir les fleuves. Puis, montrer tout un tas de papiers importants. Il y avait des palais, des jardins. Elle espéra juste que la belle dame était sincère. On savait trop bien, quartier des Pêcheurs, que les pourritures de riches aimaient beaucoup enlever des gamins, qu’on ne revoyait jamais. Mais Diane avait planqué son couteau le long d’une chaussette. Elle avait fait un six. Elle était prête, au cas où…