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Lorsque l’on est un
gamin des rues, la principale tâche de la journée est assez simple.
Survivre.
Trouver à manger et un coin pour dormir occupent
l’essentiel du temps. Diane n’échappait pas à la règle. Ce matin-là, elle avait
trouvé refuge dans un entrepôt branlant du quai des Pêcheurs. La fillette avait
passé la nuit blottie derrière quelques caisses à l’odeur douteuse, avec un
vieux morceau de voile comme couverture et un tas de cordages comme matelas.
L’entrée de ce logis inhabituel était fermée, mais on trouvait un espace entre
deux planches à l’arrière du bâtiment. Bien peu de gosses auraient réussi à se
glisser dans ce trou. Diane, elle, y parvenait sans peine. L’avantage de ne pas
manger à sa faim…
L’enfant s’étira et bailla ouvertement. Elle chassa
une blatte aventureuse d’un geste agacé, sa main menue échouant à écraser
l’insecte. Dommage. Son estomac gargouilla. Elle soupira, le creux de ses cotes
apparaissant sous une tunique rapiécée et salie par les taches de poisson.
Manger… Il fallait vite trouver quelque chose.
L’aube pointait son nez et la gamine ne
traîna pas. Elle se contorsionna afin de s‘extraire de l’arrière de l’entrepôt,
et détala, la tête un peu dans le vague à cause du manque de nourriture. Ses
cheveux d’un roux vif, collés par la crasse, lui battaient le dos en rythme. Arriver
la première à la boulangerie était d’une grande importance.
Diane pesta lorsqu’elle y
arriva. Une poignée de gosses efflanqués patientaient déjà. Un grand profitait
de sa taille pour pousser en arrière les plus petits et les plus faibles. Cette
injustice fit crisser les dents de la gamine. Elle serra son poing dans sa
poche, refermé sur son dé fétiche. L’orpheline s’avança prudemment et tenta de
se faire oublier. Peine perdue.
-Hé, la fille brûlée, dégage ! On veut pas de
toi ici !
Le grand s’approcha, menaçant. Il la toisa d’une
bonne tête et demi. Diane ne recula pas, se campa sur ses jambes et lui lança
un regard noir.
-J’ai autant l’droit d’être là, figure-toi.
Trouve-toi un travail, le grand.
Sa chance était avec elle. Le boulanger ouvrait
justement sa porte à cet instant et entendit tout.
-Les plus petits d’abord,
ordonna-t-il.
Diane, haute comme trois pommes, fit un pas triomphant. Malgré
ses douze ans, elle en paraissait huit. Son visage taché de son et son nez en
trompette trompaient bien souvent les plus généreux. Magnanime, elle laissa
passer deux gosses encore plus petits, qui récoltèrent une petite brioche
rassise de la veille. Diane suivit et grignota son repas prudemment. Il
s’agissait de faire durer le plaisir. Qui savait quand elle mangerait
de nouveau ?
A regrets, elle mit de côté un tiers de la brioche et fila sans demander son
reste.
Prochaine étape, grappiller des pièces. La manche,
très peu pour elle. Diane savait vaguement lire, fruit de quelques années à
l’orphelinat, qu’elle avait fui lorsqu’un moine était devenu trop tactile. Et
elle courait vite, très vite, ce qui en faisait une messagère appréciée.
La gamine se posta devant le guet des Pêcheurs.
Les gardes avaient toujours tout un tas de messages à balader à travers la
ville. Cela ne manqua pas : le capitaine en personne l’appela. Un type
impressionnant, toujours l’air ailleurs, qui grimaçait bizarrement parfois en
se tenant le flanc. Il lui donna un bout de papier, et lui dit :
-Pour madame Taormina. Elle travaille à
la gazette, quartier de l’Académie. Pour ta peine, ajouta-t-il en lui glissant
une pièce.
Diane opina, partit en courant et traversa la ville. Les ruelles
n’avaient
plus de secrets pour elle. Les artères à éviter, les raccourcis à suivre
lui étaient familiers, ce qui lui permit de dénicher sa cible sans grand effort. La dame, une femme magnifique avec des cheveux d’or, la regarda avec
bienveillance. Cette apparition lui donna une pièce et un
biscuit, ainsi qu’un message. Qu’elle porta au capitaine, qui lui en redonna un autre, et ainsi de suite
toute la matinée.
La messagère leva ses yeux bleus au ciel. La peste soit des
amoureux, songea-t-elle, les semelles en feu…
Le poste de guet lui semblait en ébullition.
Les agents, affolés, sortaient de leur antre en nombre. On aurait dit une
colonie de fourmis secouée par un bâton. Curieuse, Diane observa. Assise sur le
rebord d’une fontaine, elle croqua dans une pomme chipée en cours de matinée.
Son autre main triturait le dé en métal dans sa poche.
Qu’arrive-t-il au capitaine ? Était-il
arrivé quelque chose à la belle dame ? Elle sentait
bon, cette femme. Son sourire, ses attentions - elle l’avait menée vers un cabinet
de toilette afin de lui donner un coup de brosse et du savon ! Madame Taormina,
qu’elle s’appelait. Au quatrième voyage, Diane avait même reçu une tunique
propre ! Qui donnait des vêtements neufs à des orphelins ?
Le capitaine lui avait pour sa part offert un repas chaud. Une
générosité qui n’arrivait jamais. Personne ne s’occupait
des messagers, d’habitude. Personne !
Les agents partirent dans toutes les directions. Un groupe de badauds en pleurs s’approchèrent
et les rumeurs enflèrent.
Il y avait eu une attaque… non, un massacre. Des centaines de morts, ou des
dizaines, personne ne savait. Un criminel évadé, ou plusieurs… Cela ne
présageait rien de bon, mais il y aurait sans doute du travail. Le capitaine,
l’air épuisé, sortit sur le parvis et lui fit signe. Diane s’approcha.
-J’ai besoin de toi, petite. L’hôpital
militaire, quartier de l’Arsenal. Tu connais ?
-Oui.
-On y a mené plusieurs de mes hommes, gravement
blessés. Vas-y, et rapporte moi des nouvelles.
-Une attaque ? La belle dame va bien ?
-Oui, une attaque via Oktora. Un criminel s’est
évadé dans le sang. Dorotéa est sauve, et nous rejoindra ici.
Il lui confia un sauf-conduit scellé aux armes du guet. Diane
fit presque un salut militaire - mais pourquoi bon sang ? - et décampa.
La fillette traversa la ville vers l’Est, fit des pieds et des mains pour
franchir le rideau de gardes à l’entrée et trouva un médecin, qui rédigea un
compte-rendu.
La messagère partit à toute
vitesse dans l’autre sens, le souffle court. Trop de courses aujourd’hui. Trop
! Mais le capitaine avait besoin d’elle… La jolie dame aussi.
Les mains sur les genoux et les jambes flageolantes, Diane
tendit au capitaine sa précieuse missive.
-Par ici, petite…
La jolie dame, Dorotéa,
s’approcha, accompagnée d’une caporale à l’air décidé. Les deux femmes l’emportèrent tel
un pantin dans le poste de guet. Un repas copieux l’attendait. Hésitante, Diane
picora, avant d’engloutir un ragoût savoureux et une miche de pain frais.
Le capitaine survint.
-Petite, comment t’appelles-tu ?
-Diane…
-Bien, Diane, présente-toi demain au poste. Nous aurions
bien besoin de jeunes aussi efficaces dans notre corps d’aspirants.
Les
yeux ronds comme des soucoupes, Diane accepta. Lorsque Dorotéa lui prit d’autorité la main pour
l’emmener avec elle à l’autre bout de la ville en vue d’une soirée à
l’ambassade de Narval, la gamine se demanda bien ce qui lui arrivait.