On dit que les lois du Destin échappent
aux lois des hommes.
A l’instar d’un marchand lançant son navire
sur les flots, qui, dans l’attente fébrile du retour à bon port, est dans le
même temps enrichi et ruiné, tout individu subit le bon vouloir de la Bonne
Fortune. Cette maîtresse capricieuse, qu’il faut savoir flatter et attirer vers
soi, cajoler et séduire…
Pourtant, le sort peut être en parti
contrôlé. Se prémunir des drames n’est certes pas toujours possible, mais, pour
reprendre le voyage de notre marchand, il aura mis toutes les chances de son
côté. Il aura des cartes, des instruments. Il aura su lire dans les cieux les
risques de tempête. Il aura entretenu son vaisseau. Étudié les cours de la
bourse et su où, quand et à quel prix vendre ses marchandises.
S’il est malin, il n’aura pas non plus mis
toutes ses finances dans un seul voyage. La Bonne Fortune est une maîtresse
volage.
Oui, celle-là même qui, d’un seul jet de dé, vous
rendra euphorique avec un six, ou désespéré avec un triste un.
Ce jour-là, elle lança un six.
“Si je fais six, je remporte la mise”, annonça une petite voix déterminée.
“Ha ! Tu l’as
déjà sorti cinq fois de suite, ton dé est pipé !”, répondit une voix criarde.
“Certainement
pas !”
Le dé n’était qu’un modeste cube d’un
demi-pouce. Le gamin le soupesa, l’étudia. Il s’agissait d’un dé métallique,
finement ouvragé. Les faces semblaient luxueusement gravées. L’objet dénotait
dans son univers. Autour du groupe, quelques caisses défoncées, un tonneau
percé et des odeurs de poisson pourri. Cette ruelle perdue dans le quartier des
Pêcheurs n’était pas vraiment l’endroit où l’on aurait pensé trouver ce genre
de coquetterie. Le gamin lança le dé pour voir, et sortit un deux.
“Où tu l’as
fauché, d’abord ?”
“J’l’ai pas
fauché, tête de nœud! J’l’ai depuis qu’j’suis née!”
“Tête de nœud
toi même, fille brûlée !”
“Répète ça?”
“Fille
brûlée, fille brûlée!”
La fillette à la tignasse couleur de feu cria sa rage et se rua
sur l’autre môme. Les autres se déplacèrent et
firent cercle, scandant le nom des deux combattants. Pendant que les
bourre-pifs pleuvaient, le dé métallique s’échappa et roula. Il cahota ici et
là, chahuté par les deux chiffonniers. Les vivas des uns saluèrent un coup de
coude, les autres rirent aux éclats lorsque le genou de la gamine trouva les
parties intimes de son adversaire.
Pendant que le garçon, plié en
deux, se recroquevillait sur le sol en terre battue, blême comme la mort, son
adversaire souffla une mèche de cheveux rouge vif. L’avant-bras effaça le sang
d’une lèvre fendue. Puis, la petite main à la peau pâle récupéra le dé, murmura
une prière et l’embrassa.
Le silence se fit. Secoué dans la
paume maigrelette de l’orpheline, le dé choisit son camp. Enfin libéré, il
roula. Il esquiva un caillou, et, dans la stupeur générale, s’arrêta.
“Six! Aboulez
les pièces, bande de moules !”